Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Le salut par l’informatique
Article mis en ligne le 25 octobre 2022
dernière modification le 31 octobre 2022

par Laurent Bloch

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J’ai bien failli engager ma vie dans l’impasse du marxisme-léninisme, et quand j’entends le refrain médiatique qui attribue aux anciens maoïstes de superbes carrières honorifiques et lucratives dans la presse, l’édition ou la politique, je sais que cela existe, mais quant à moi j’ai surtout connu des gens qui se sont suicidés, au propre ou au figuré, ou qui ont traîné toute leur vie dans des emplois minables, bien en-dessous de leurs talents.

À l’été 1967 j’enterre donc mes études au bénéfice d’un simulacre de lutte des classes et par la même occasion j’abjure la culture bourgeoise, de Proust à Kandinsky en passant par Charlie Parker et John Coltrane. Bon, pour sauver le jazz, je parviens à élaborer une casuistique appuyée sur la lutte des Afro-Américains contre le racisme des impérialistes américains (ce qui m’amène à surévaluer Archie Shepp et à sous-estimer Duke Ellington), mais pour Arnold Schönberg je sens que cela va être plus difficile. Notons que je ne m’impose là qu’une autocensure : personne ne vient purger ma discothèque ni ma bibliothèque, je subis simplement l’abrutissement militant, aggravé par un état plus ou moins dépressif. À force de consacrer mon temps à ces exercices d’abêtissement, je ne fréquente que des militants, ce qui aggrave le tableau clinique.

Je vais être sauvé par l’informatique. Comme je l’ai mentionné plus haut, la seconde année de scolarité à l’Ensae s’ouvre par un stage informatique de deux mois à plein temps au centre de calcul de l’Insee, rue Boulitte, dans le quatorzième arrondissement de Paris. Échaudé par le cours de Fortran de première année, qui m’avait convaincu que l’informatique, c’était à peu près comme la mathématique mais plutôt en pire, je m’attendais à une vague d’ennui insupportable. Mais là tout est différent, on est dans une ambiance de travail, un peu comme dans une usine. D’ailleurs l’Insee a acheté pour y installer ses ordinateurs et sa Direction régionale d’Île de France les anciennes usines de la société Au Planteur de Caïffa [1], bien documentée et illustrée par Wikipédia.

Les cours sont donnés soit par des informaticiens de l’Insee, soit par des ingénieurs de la Société d’économie et de mathématiques appliquées (SEMA, créée par Jacques Lesourne) ou de la Compagnie d’études et de réalisations de cybernétique industrielle (CERCI). Il y a aussi des conférences sur ce que l’on n’appelle pas encore les Systèmes d’information : par exemple, les contraintes à satisfaire pour le système de réservation d’une compagnie aérienne montraient l’utilité de l’informatique en réseau et la nécessité de la programmer correctement. Je commence à tendre l’oreille.

Surtout il y a des travaux pratiques de programmation, en Fortran d’abord, ce qui m’ennuie, puis dans un autre langage, PL/1, pour lequel j’ai tout de suite le coup de foudre, sans doute parce qu’il est plus littéraire : au lieu d’écrire des formules qui veulent ressembler à celles de la mathématique (Fortran est l’acronyme de Formula Translation), PL/1 permet d’écrire des textes avec des phrases composées de mots qui veulent dire quelque chose.

Est-ce la morphologie du langage, ou le talent pédagogique des instructeurs, ou l’atmosphère magique du centre de calcul et de ses deux IBM 360/50 sous OS/MFT desservis par une armée d’opérateurs et de pupitreurs, ou le charme de ravissantes « perfo-vérifs » auquelles nous remettons nos feuilles de programmation pour qu’elles les transforment en cartes perforées ? En tout cas je passe en quelques jours de la détestation à l’amour fou : je sais que c’est cela que je veux faire, pour la vie. Et c’est ce que je ferai : l’époque où les intellectuels comme Schützenberger commençaient à s’intéresser à l’informatique est révolue, celle où l’on aura compris que les salaires y sont plus élevés qu’ailleurs n’est pas encore advenue, alors ma candidature à un poste d’analyste-programmeur au département informatique de l’Insee ne rencontre aucune concurrence.

Il faut se représenter ce qu’est physiquement l’informatique de ce temps (1968). Les deux seuls ordinateurs que l’Insee utilise à l’époque sont loués à IBM pour plusieurs millions de francs par an (selon l’Insee, 1 franc 1968 égale 1,27 euro 2021). Ils occupent une salle machine d’à peu près 200 m2 et pèsent une vingtaine de tonnes chacun, avec les armoires de mémoire, les disques et les dérouleurs de bandes. Chaque unité de disques magnétiques a la taille d’une grosse machine à laver, la pile de disques proprement dite pèse 4,5 kg pour 10 cm de haut et 36 cm de diamètre, avec une capacité de 7 mégaoctets, le millième de la plus modeste clé USB vendue aujourd’hui en grande surface. Ces deux machines sont l’outil de travail quotidien de 150 personnes.

Un programme est un texte qui décrit les opérations qui mènent des données aux résultats. Comment programme-t-on ? On se procure des formulaires adaptés au langage utilisé, Fortran, assembleur ou PL/1, avec les colonnes réglementaires. Ainsi pour Fortran les cinq premières colonnes sont réservées à une étiquette (numérique) d’instruction, la sixième à un code de continuation, les huit dernières à la numérotation des cartes ; les instructions s’écrivent de la septième à la soixante-douzième. Une fois le programme écrit, on porte ses feuilles à l’atelier de perforation, où de charmantes dames ou demoiselles, les perforatrices (ou dactylocodeuses), le saisissent sur cartes perforées en tapant sur un clavier analogue à celui d’une machine à écrire.

Une ou deux heures plus tard (parce qu’il y a une file d’attente) on vient récupérer son paquet de cartes, que l’on porte au guichet de la salle machine. Là aussi il y a une file d’attente, dans l’ordinateur cette fois. Les gros programmes, qui utilisent beaucoup de données (par exemple les fichiers du recensement de la population), ne peuvent passer que la nuit. Pour nos petits programmes d’exercices, le résultat peut sortir en une heure, parfois moins. Une erreur de syntaxe, par exemple une virgule absente, et tout est à recommencer, il vaut mieux réfléchir avant d’écrire.

Cette organisation très lourde de la programmation, d’ailleurs destinée à disparaître bientôt avec la généralisation des postes de travail individuels avec écran et clavier, a quand même un avantage : le travail informatique est organisé en collectivité, le centre de calcul de l’Insee est une ruche, chacun sait ce que fait le voisin, on se retrouve tous à la cantine, sans trop tenir compte des positions hiérarchiques. Un informaticien théoricien déjeune en face d’un opérateur [2], et ils ont des choses à se dire, parce que l’informatique (la théorie) et les ordinateurs (le versant pratique, matériel) sont pleins de mystères dont chacun ne comprend qu’une petite partie. D’ailleurs beaucoup suivent des cours au Cnam ou à Jussieu pour mieux comprendre, pour savoir. L’arrivée des terminaux à écran, puis des micro-ordinateurs, augmentera la vitesse de développement des programmes dans des proportions considérables, mais au détriment de cette ambiance chaleureuse. Plus tard je penserai avoir été un peu trompé sur la promesse d’avenir : j’étais tombé amoureux de l’informatique, entre autres motifs, parce que c’était un métier où l’on ne restait pas assis derrière un bureau toute la journée, or le terminal, puis la station de travail, enfin le micro-ordinateur m’y ont remis. Le côté collectif de cette activité en a souffert, et maintenant avec le télétravail c’est pire...

La façon de travailler décrite ci-dessus peut sembler extraordinairement laborieuse à l’informaticien d’aujourd’hui, qui tapote son programme confortablement assis devant son ordinateur, et qui a le résultat immédiatement (pour les cas simples). N’empêche, et peut-être même d’autant plus, la première fois où l’on reçoit, sur de grandes feuilles de papier en paravent, le résultat attendu de son programme, c’est un instant enthousiasmant. C’est décidé, c’est le métier que je veux exercer toute ma vie. Ainsi en sera-t-il.

À la sortie de l’école en septembre 1969 je suis incorporé au Département informatique de l’Insee, rue Boulitte, non sans avoir subi des tests psychotechniques destinés à vérifier mon aptitude neurologique à la programmation. Je suis affecté à l’équipe de Daniel François, un ancien mécanographe, issu de l’école de sous-officiers de Saint-Maixent, qui ne s’embarrasse pas de fioritures théoriques et qui dirige l’exploitation des données d’État civil. Je suis installé dans un bureau partagé avec deux analystes-programmeurs qui appartiennent à d’autres équipes. Ainsi vais-je pouvoir apprendre mon métier en profitant d’expériences variées.

Pour commencer je vais suivre des cours de programmation chez IBM ; ce que j’ai appris lors du stage est en effet assez rudimentaire et insuffisant. La formation d’un programmeur suffisamment autonome pour faire face à toute difficulté inopinée demande (encore aujourd’hui, quoi que l’on entende) deux bonnes années, et bien plus pour être un expert de haut niveau. Le premier vrai programme que j’ai à écrire doit coder les données relatives aux mariages afin de produire les tableaux statistiques attendus par la division de la Démographie. Je suis assisté pour ce faire de deux dames (à peu près de l’âge de ma propre mère) qui exercent le métier de préparatrices de travaux : organiser la circulation des nombreuses bandes magnétiques qui contiennent nos données afin que les opérateurs puissent les trouver rapidement, récupérer les listings de tableaux, négocier les créneaux horaires de la nuit (les opérateurs travaillent en 3×8) pour nos passages en machine, etc. Ensuite je serai aussi « responsable des naissances et des décès ». Notre correspondante à la Division de la Démographie est Mademoiselle Solange Hémery, lieutenant du chef de la division Gérard Calot.

Lorsque je me retrouve face à face avec une erreur de programmation, je lève le nez et j’interroge mes camarades de bureau, qui donnent instantanément (et gentiment) la correction de ma bévue de débutant. Mais, quelques mois plus tard, je rencontre un problème plus ardu dont ils ne connaissent pas la solution. Ils prononcent alors une formule magique : « il faut que vous alliez demander à l’équipe système ». J’ai bien déjà entendu parler de cette fameuse équipe système, qui occupe visiblement un rang élevé dans la hiérarchie sacerdotale informatique, j’ai même déjà mangé avec eux à la cantine, mais sans avoir de relations professionnelles. J’entre donc avec componction dans le bureau de ces deux ingénieurs système, une femme et un homme, la femme prend mon listing, le parcourt pendant deux ou trois minutes, puis adresse la parole à son collègue pour un dialogue fascinant : visiblement les phrases qu’ils prononcent sont en français, mais parsemées de termes anglais, et je n’en comprends pas un mot. À l’issue de cette conversation, la dame ingénieur système me rend avec un sourire aimable mon listing sur lequel elle a inscrit les corrections qu’il me faut apporter à mon programme. Je sors du bureau très ému : il faut absolument que je m’approprie la liturgie entonnée par ces deux sorciers, puisque visiblement elle a des effets magiques très puissants (la correction prescrite résoudra effectivement mon problème). Je serai ingénieur système, c’est décidé.

Je mène une double vie : le jour je sacrifie aux Dieux de l’informatique, tandis que mes fins de semaines, mes soirées et mes aubes sont réservées au culte maoïste, qui cependant a du plomb dans l’aile. Faire le grand écart entre le dogmatisme stalino-maoïste le plus rigide et les idées libertaires de Mai ne pouvait pas durer très longtemps. Ahmed et moi sommes de moins en moins assidus, finalement nous sommes exclus sous l’accusation, hélas mensongère, d’être partis avec la caisse. Nous sommes séduits par la Gauche prolétarienne, groupe maoïste encore plus débile et hystérique que le PCMLF, on ne se libère pas si facilement de ses démons. Mais c’est l’avantage du maoïsme (notre chapelle) sur le trotskisme (la chapelle rivale) : trop frénétique pour durer bien longtemps.

L’atténuation des convictions révolutionnaires libère la culture « bourgeoise » : avec Ahmed nous nous découvrons une même admiration pour Proust (« ce Nil du langage qui déborde ici, pour les fertiliser, sur les plaines de la vérité » écrit Walter Benjamin), je me remets à écouter du jazz, mais aussi la musique de la troisième école de Vienne (Arnold Schönberg, Anton Webern, Alban Berg), lui se lance de plus en plus dans le cinéma, qui deviendra son métier.

Au mois de juillet Youssouf me soumet un projet : Sun Ra vient en Europe pour la première fois, avec son grand orchestre, il donnera deux concerts début août à la Fondation Maeght, à Saint-Paul de Vence, il ne faut pas rater cet événement. À cette fin il réquisitionne la Fiat 500 d’une copine et, dépourvu de permis de conduire, il compte sur moi comme pilote. Marché conclus. Ce sera une expédition mémorable, ceux qui n’ont pas entendu et vu Sun Ra en concert ne peuvent imaginer le caractère démentiel de cette musique en l’écoutant dans leur salon, parce qu’elle dégage une énergie extraordinaire qui n’est perceptible qu’en direct, et aussi parce que c’est toute une mise en scène, qui évoque les cultes solaires et l’Égypte ancienne. Il ne faut cependant pas se laisser distraire par les costumes un peu folkloriques, il y a aussi une musique très consistante, qui n’a pas oublié les leçons de Duke Ellington, mais pour les incorporer au Free Jazz. Nous sortons du concert physiquement rompus, c’est une expérience musicale inoubliable.

Mais les meilleurs moments ont une fin : mon sursis vient à expiration, à l’automne 1970 je reçois ma feuille de route pour le douzième régiment de chasseurs à Sedan.

Quelques semaines avant de rejoindre Sedan, une étudiante de Poitiers ralliée à la cause maoïste, Catherine, me fait part de son souhait d’abandonner ses études de philo pour s’établir en usine. Je la mets en contact avec un groupe d’ouvriers de Renault Flins, dont Jacky, qui était avec nous en Albanie en 1969, cousin de Christian qui était du premier voyage de 1967. Eussè-je dû la dissuader, la convaincre de poursuivre ses études, suis-je coupable ? Nous reverrons Catherine dans ce récit.