Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Ce n’est pas la première fois que ce sujet vient ici, mais comme il persiste j’y reviens : la mobilisation « anti-woke » et contre le « communautarisme » agite intellectuels de droite comme de gauche, très présents sur les ondes et sur les réseaux sociaux comme dans la presse. Ces bavardages ne mériteraient guère de réponse s’ils ne véhiculaient idées fausses et préjugés racistes auprès d’un public peu informé.

Observons d’abord que les anti-woke sont mobilisés contre un ennemi imaginaire : le « woke » n’existe pas, personne ne se réclame d’un tel substantif, le terme désigne en anglais le fait d’être « éveillé », attentif à une situation, en l’occurrence, selon les cas, le racisme, le sexisme, la persécution des minorités sexuelles ou toute autre forme de discrimination. Je me cantonnerai ici au cas du racisme en France, sans préjudice des discriminations qui frappent d’autres groupes, mais dont je suis moins à même de parler.

En France donc le racisme frappe des groupes minoritaires. Pour suivre la terminologie de l’enquête Trajectoires et origines 2 (TEO) de l’Ined et de l’Insee, on nommera « population majoritaire » celle qui est constituée d’individus nés en France de parents nés en France. Notons que l’appartenance à la population majoritaire ne met pas à l’abri du racisme, par exemple les gens dont les grands-parents sont des immigrés racisés, voire les juifs d’ancêtres citoyens français depuis la Révolution (c’est mon cas personnel). À cette occasion signalons à ceux qui se croient savants que le terme « racisé » n’est pas un anglicisme, mais une création de la sociologue française Colette Guillaumin dans un texte de 1972. Les termes de la famille de « racialisation » ont été introduits par Frantz Fanon (qui en déplore l’inélégance mais en retient l’utilité). Les problématiques soulevées en ces termes ne sont pas « importées des campus californiens », ce serait plutôt le contraire, par l’adoption de la French Theory (Jacques Derrida, Michel Foucault...) par de jeunes générations de chercheurs américains.

Comme je l’ai déjà expliqué ici ou ou ailleurs, le racisme n’est pas le problème du racisé, mais celui du raciste, qui tente de combler les failles de son être et de son identité par cette passion qui lui permet de se croire supérieur à ceux qu’il persécute, puisque c’est bien de persécution qu’il s’agit au bout du compte. Le problème du racisé, c’est de savoir comment résister au racisme, comment le combattre.

L’observation de l’évolution des groupes racisés en France montre qu’ils ont toujours été minoritaires, et que leur position sociale initiale a toujours été au bas de l’échelle sociale. Les ouvriers algériens immigrés des années 1960, ainsi que les ouvriers d’Afrique au sud du Sahara qui sont arrivés en France un peu plus tard, disposaient de très peu de moyens pour s’exprimer, et encore moins pour combattre le racisme qu’ils subissaient, pourtant intense (que l’on se souvienne des dizaines d’assassinats de travailleurs arabes à Paris dans les années 1970, restés presque tous « non élucidés »).

Aujourd’hui (et depuis déjà quelques décennies) il y a de nombreux professeurs d’université et chercheurs arabes et africains, en sus d’autres professions intellectuelles, ils peuvent bien plus facilement accéder à la parole publique et à l’édition scientifique ou journalistique, et certains le font pour rouvrir des dossiers que la culture majoritaire avait traités de façon incomplète : les histoires de l’esclavage, du colonialisme, du racisme. Ils exploitent ainsi à nouveaux frais des archives négligées ou incomplètement exploitées, et découvrent des réalités peu reluisantes. C’est par exemple ce que l’on nomme les études décoloniales, les études ethno-raciales. Les découvertes de situations du passé révoltantes suscitent éventuellement des réactions indignées : c’est une des composantes de ce que les anti-woke appellent le wokisme.

Les membres de groupes racisés éprouvent parfois le besoin de se réunir entre eux pour partager leurs expériences, en l’absence de membres de la population majoritaire : les anti-woke appellent cela du communautarisme. Laure Adler a judicieusement rappelé un soir à la télévision qu’au sein du mouvement féministe des groupes de femmes souhaitaient souvent se réunir en l’absence d’hommes, ce qu’à part quelques imbéciles tout le monde trouvait normal.

Les intellectuels racisés ont donc trouvé le chemin de la scène publique et y exposent, parfois avec véhémence, les traitements indignes subis par leurs ancêtres et par leurs contemporains : c’est ce qui énerve les anti-woke, qui voudraient qu’ils se fassent discrets, qu’ils se fondent dans la masse, qu’ils ne se distinguent en rien. On peut rapprocher cet itinéraire de celui parcouru par les juifs quelques décennies plus tôt : juste après la guerre 1939-1945 les juifs étaient priés de se faire discrets, leurs récits étaient inaudibles, l’heure était à la célébration de la résistance, dont le récit national, illustré par de nombreux films, laissait croire qu’elle avait été le fait de presque toute la population française, alors que les résistants avaient été certes héroïques, mais bien minoritaires (certains étaient d’ailleurs juifs, arabes, antillais, africains...). Ce n’est qu’après le procès Eichmann (1961) et surtout après la série télévisée Holocauste (années 1970) que l’opinion majoritaire a bien voulu considérer que ce qui était arrivé aux juifs pendant la guerre était un peu plus grave que les tickets de rationnement et les cartes inter-zones. Cette évolution des représentations est bien documentée dans la thèse d’Annette Wieworka, éditée chez Fayard sous le titre Déportation et génocide. Bien sûr, il y a eu aussi des juifs qui ont abusé de cette reconnaissance tardive pour prendre des positions au-dessus de toute critique, par exemple pour justifier tous les aspects de la politique israélienne, comme si elle représentait automatiquement les juifs, ce qui ne saurait être le cas, et de toute façon cela n’a rien à voir.

Les anti-woke parlent du soi-disant wokisme comme s’il s’agissait d’une immense vague venue des campus californiens (nous avons vu que c’était faux) pour submerger les départements de sciences humaines et sociales des universités françaises : là aussi la réalité est toute différente. Des chercheurs méritants se sont donné la peine d’explorer le site https://theses.fr/ pour y recenser parmi les 451 351 thèses soutenues (sans en omettre 80 116 en préparation) celles consacrées aux études décoloniales ou ethno-raciales, en ventilant bien par discipline et par année : les pourcentages sont dérisoires, on pourrait même dire que ces domaines mériteraient plus d’attention.

Une dernière notation : les anti-woke ne savent pas lire le texte de la loi de 1905 sur la séparation des cultes et de l’État, ils l’interprètent comme un texte de limitation de la liberté religieuse, surtout de restriction de son expression publique, alors que cette loi garantit la liberté des processions, des pèlerinages, des prières publiques, etc. Je laisse au lecteur le soin de deviner quelle religion particulière est l’objet de l’animosité régulière des anti-woke, désireux de tordre la loi au gré de leurs opinions.

Bref, les anti-woke sont pour la plupart des gens de gauche, mais leurs tentatives de clouer le bec aux racisés qui cherchent à exprimer leur rébellion contre le racisme et leur imputation à un soi-disant « communautarisme » de tout ce qui va mal dans un pays où 32% des électeurs s’apprêtent à voter pour un parti ouvertement raciste et aux ordres d’une puissance étrangère ennemie, cela porte un nom : le racisme.