Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Shlomo Sand, La fin de l’intellectuel français ? seconde partie
Les intellectuels et l’essor de l’islamophobie
Michel Houellebecq, Alain Finkielkraut, Charlie Hebdo
Article mis en ligne le 21 avril 2016

par Laurent Bloch

Cet article est la suite d’un précédent, La fin de l’intellectuel français ?. Le présent article rend compte de la seconde partie du livre de Shlomo Sand.

Paranoïa autour du foulard islamique

Depuis 1989, la société française est atteinte d’une maladie inédite mais ravageuse, l’islamophobie. Tous nos amis étrangers sont consternés, ils ne comprennent pas, et l’opinion française ne comprend pas qu’ils ne comprennent pas. 1989, bicentenaire de la Révolution et affaire des trois collégiennes de Creil exclues de leur établissement pour cause de foulard islamique. Depuis la chasse aux musulmanes est ouverte, en 2004 est votée une loi qui interdit le port de « signes religieux ostentatoires » dans les écoles publiques.

En application de cette loi, on cherche de temps en temps noise à un porteur de kippa ou de croix vraiment très grosse, voire à un sikh avec son turban, mais personne n’est dupe : ce sont les jeunes filles musulmanes qui sont visées. Et certains souhaitent étendre la portée de cette loi à l’université, et aussi interdire aux mères de famille porteuses de foulard de participer aux sorties scolaires de leurs jeunes enfants.

Comme l’écrit Shlomo Sand, « la République française, tout comme une partie des parents, se souciait davantage de ce qui couvrait la tête des élèves que de ce qui y pénétrait, dans le cadre de l’enseignement laïque. Quelques centimètres de tissu apparaissaient tout simplement plus importants qu’une première rencontre avec Voltaire et Rousseau, qu’une prise de connaissance enrichissante avec la théorie de l’évolution, avec l’affaire Dreyfus, et d’autres sujets laïques, visiblement moins importants aux yeux du législateur que le fait de porter un foulard. ».

Puisque l’on en appelle aux principes laïcs, rappelons la réponse d’Aristide Briand, rapporteur de la loi de séparation des Églises et de l’État, au député de la Drôme Charles Chabert qui voulait en amender l’article 24 pour interdire le port de la soutane dans l’espace public : « Au risque d’étonner l’honorable M. Chabert, je lui dirai que le silence du projet de loi au sujet du costume ecclésiastique, qui paraît le préoccuper si fort, n’a pas été le résultat d’une omission mais bien [celui] d’une délibération mûrement réfléchie. Il a paru à la commission que ce serait encourir, pour un résultat plus que problématique, le reproche d’intolérance et même s’exposer à un danger plus grave encore, le ridicule, que de vouloir, par une loi qui se donne pour but d’instaurer dans ce pays un régime de liberté au point de vue confessionnel, imposer aux ministres des cultes de modifier la coupe de leurs vêtements. ». Voilà qui était bien dit, et qui s’applique parfaitement à la question contemporaine du foulard islamique. Pour un exposé plus complet on pourra se reporter au rapport de Jean Baubérot devant la Commission consultative des Droits de l’Homme le 23 novembre 2009.

Charlie Hebdo

Comme Shlomo Sand et beaucoup d’autres, j’ai été révulsé par l’assassinat sauvage des journalistes de Charlie Hebdo le 7 janvier 2015, et pourtant, comme lui, je n’acceptais pas le style des caricatures relatives à l’Islam et aux musulmans que publiait le journal depuis 2005 ; il écrit : « Il y avait plus que de la laideur dans cette représentation méprisante et irrespectueuse de la croyance d’une minorité religieuse : le glissement permanent entre islam, musulmans et intégrisme radical était considéré comme “logique”, et n’a jamais fait l’objet d’une distinction aiguë. J’ai le triste souvenir d’une autre caricature, par Rasmus Sand Høyer, elle aussi importée du Danemark. On y voit Mahomet, barbu et l’air cruel, enveloppé dans une djellaba blanche, les yeux cachés et tenant un long couteau pointu, avec, à ses côtés, deux femmes voilées avec un niqab noir dont seul émerge un regard désespéré. Cette caricature ressemblait étonnamment à celles qui paraissaient dans La Libre Parole, le journal de Drumont, qui montrait toujours des juifs laids, amassant de gros sacs remplis d’argent. » D’autres caricatures étaient obscènes.

En réaction au crime, le dimanche 11 janvier quatre millions de manifestants sont descendus dans la rue. Sand était alors à Nice, en tête de la manifestation locale était le maire Christian Estrosi. J’étais à Paris, où le cortège, qui passait devant ma porte, était plus huppé : Benjamin Netanyahou, Sergueï Lavrov, ministre russe des Affaires étrangères, le Premier ministre de Turquie Ahmet Davutoğlu, Abdallah II, roi de Jordanie, Cheikh Abdallah Ben Zayed, ministre des Affaires étrangères des Émirats arabes, Nizar Madani, ministre des Affaires étrangères d’Arabie Séoudite, Viktor Orban, Ali Bongo. Pas plus que moi, Shlomo Sand n’a eu envie de rejoindre un cortège mené par de si ardents défenseurs de la liberté de pensée et de parole, et pas plus que lui je n’ai eu envie de proclamer « être Charlie ».

Shlomo Sand explique son attitude (à laquelle j’adhère) par l’analogie suivante : si demain un fanatique de la Ligue de défense juive assassinait Dieudonné, il serait révolté par le crime, mais il n’aurait pas pour autant envie de défiler avec une pancarte « Je suis Dieudonné ». Moi non plus, et Charlie c’est pareil. Pourtant c’est un journal qui m’a nourri pendant plus de vingt ans, depuis le Professeur Choron dans Hara Kiri, journal bête et méchant.

Face à la bien-pensance unanime, Shlomo Sand et Emmanuel Todd ont mis le doigt sur ce qui ne va pas dans cette histoire, et pour cela ils sont voués aux gémonies. Je partage en grande partie leurs idées sur la question (comme d’ailleurs, je l’observe autour de moi, une population où sont sur-représentés ceux qui peuvent, à un titre ou à un autre, se considérer comme membres d’une minorité dans ce pays), mais heureusement pour moi je suis moins célèbre et serai donc moins traîné dans la boue, peut-être même pas du tout.

Intellectuels islamophobes

L’observation de trois phénomènes concomitants me consterne : la politique de colonisation israélienne aux dépens des Palestiniens, inacceptable, a libéré une parole antisémite « de gauche » ; parallèlement, les attentats djihadistes de 2015 ont donné libre cours à une parole raciste anti-arabe et anti-musulmane « de gauche » ; et pour couronner le tout les hypocrites peuvent maintenant confondre dans une même opprobre l’antisionisme et l’antisémitisme, ce dont certains rêvaient depuis longtemps sans l’oser. Face à ce déferlement de confusion et d’ostracisme il est de plus en plus difficile de garder les idées claires et un vocabulaire précis. En effet tout est souvent dans les petits glissements sémantiques, rares sont ceux qui proposent simplement de jeter les Arabes dans la Méditerranée ou de finir avec les juifs ce qu’Hitler avait si bien commencé, mais des insinuations, des phrases non terminées, des approximations langagières habilement pesées font le mal, bref, c’est de la rhétorique bien manœuvrée.

Il devrait être facile d’expliquer que l’épicier tunisien du coin ou le condisciple musulman n’ont rien à voir avec les tueurs du Bataclan, et que telle exaction de l’armée israélienne en Cisjordanie ne justifie pas une attaque à la machette contre un porteur de kippa dans une rue de Marseille, mais il semble que non, ce ne soit pas si facile, ou alors que l’on n’en a pas envie.

Un jour j’ai tenté de lire un livre de Michel Houellebecq que l’on m’avait offert (Extension du domaine de la lutte), il m’est tombé des mains au bout de deux ou trois pages et je me suis promis de ne pas réessayer : posséder une grande maîtrise de l’écriture n’autorise pas n’importe quel procédé, ce devrait même être le contraire. Ceci me prive d’en parler, mais d’après ce qu’en écrit Shlomo Sand, son livre Soumission serait plutôt dans le registre de l’insinuation, de la rhétorique trop habile.

Shlomo Sand se livre à un exercice éclairant : il prend un passage de trois ou quatre pages du livre, où Michel Houellebecq décrit la transformation islamique de la société française selon sa fiction, et il remplace dans ce passage tous les référents musulmans par des référents juifs : le résultat est un texte d’un antisémitisme insoutenable, digne des pires épisodes de l’affaire Dreyfus, dont la publication aujourd’hui en France conduirait son auteur devant les tribunaux avec à la clé une condamnation assurée. Mais l’histoire n’a semble-t-il pas encore assez immunisé la société française contre l’islamophobie insidieuse.

Je connais mieux Alain Finkielkraut : ses idées personnelles ne m’inspirent guère d’empathie, mais je lui reconnais l’art de poser de vraies questions et d’inviter à son émission du samedi matin des gens capables d’y répondre avec talent. Je l’écoute donc assez régulièrement, au grand dam de ma moitié.

Je crois qu’il a vraiment commencé à perdre la tête au moment des émeutes de l’automne 2005, après la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré le 27 octobre, électrocutés dans un transformateur en fuyant la police. On mesure jour après jour combien cet événement, et surtout son traitement par les forces de police aux ordres du ministre de l’Intérieur de l’époque, N. Sarkozy (« nettoyer les banlieues au Kärcher »), aura eu des conséquences catastrophiques. Toute une population de jeunes de banlieues en déshérence, déjà plus ou moins en rupture de ban et dépourvue de perspectives, s’est trouvée soudain privée de toute possibilité d’adhésion à la société qui l’entourait. Quand on est contrôlé trois fois par semaine par la police juste à cause d’une peau trop basanée, comment aurait-on envie de chanter la Marseillaise au Stade de France pour un match France-Algérie ? La politique de répression aveugle et brutale instaurée à ce moment, en remplacement d’une politique sans doute imparfaite mais moins ségrégative, a rejeté dans la marginalité toute une population. Nous en récoltons aujourd’hui les fruits.

Shlomo Sand compare cette enchaînement de circonstances à un autre, plus ancien : « De la fin du XIXe siècle à la Seconde Guerre mondiale, près de cent mille juifs venus d’Europe orientale ont transité par – et habité dans – le quartier du Marais, au cœur de Paris : ils parlaient une langue étrange, portaient des vêtements bizarres, beaucoup restaient attachés à la tradition religieuse : ils faisaient circoncire leurs enfants, les femmes dissimulaient leur chevelure, ils mangeaient une nourriture casher et, lors de leurs fêtes religieuses, leur culte se manifestait aussi dans la rue. Lorsqu’un Parisien passait au cœur de ce quartier, appelé Pletzel en yiddish, il ne se sentait pas “chez lui”. Robert Brasillach a décrit l’insupportable “mainmise” juive sur ce quartier : “Soudain, nous nous apercevions que les ghettos de l’Europe centrale avaient déversé là leurs juifs à chapeau de fourrure, leur crasse, leur patois, leurs commerces, leurs boucheries kasher, leurs restaurants à quarante sous, pour un rapide décrassage avant les ghettos commerçants du faubourg Montmartre, les ghettos luxueux de l’avenue du Bois de Passy.”

Du fait de l’hostilité, non seulement des “Français de souche” mais aussi des israélites locaux, une partie de ces migrants ont prolongé leur périple en direction des États-Unis, pour s’installer en masse, à Brooklyn et dans le Bronx, notamment. Environ 25 000 immigrés, qui étaient restés dans le Marais, furent déportés dans les camps, pendant l’occupation allemande, sous les yeux devenus aveugles des Parisiens. »

Pour éviter le renouvellement de telles épouvantes, ne faut-il pas commencer par laisser les gens s’habiller, manger, en un mot vivre comme ils l’entendent ? N’est-ce pas là le véritable esprit laïc, issu de la Révolution française ?


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