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Bouveresse, Leibniz, Gödel
Article mis en ligne le 21 septembre 2009
dernière modification le 26 septembre 2009

par Laurent Bloch

À deux ou trois semaines d’ici, ceux qui se levaient tôt pouvaient écouter la retransmission du cours de philosophie de Jacques Bouveresse au Collège de France. Les autres peuvent le podcaster ou l’écouter sur le site de l’Université de tous les savoirs.

Le cours retransmis cette semaine-là était consacré à Leibniz, et plus précisément à sa Théodicée. La Théodicée, nous apprend Wikipédia, « est une tentative de résolution de l’apparente contradiction entre l’existence du mal et la bonté de Dieu ». À ceux qui
rechigneraient à se lever tôt pour entendre débattre d’une telle entreprise, Bouveresse répond que ce n’est pas tant la fin poursuivie dans la Théodicée qui a suscité son intérêt, fin à laquelle il se sent étranger, que l’ampleur et la puissance des moyens intellectuels déployés à cet effet.

Pour démontrer que le monde, créé par Dieu, parfait et unique, est le moins imparfait de tous les mondes possibles, Leibniz en appelle à des raisonnements logiques de haute volée et de grande profondeur, inusités avant lui. Une des forces de sa position est de rejeter dans le camp de la réfutation de ses thèses la charge de la preuve de la possibilité de l’existence de mondes plus parfaits que celui que nous habitons et que nous essayons de connaître.

Le cours de Bouveresse reprend en partie la teneur de son livre Essai V - Descartes, Leibniz, Kant, dont il a eu la générosité de mettre en ligne le texte intégral, mais le papier sera quand même plus commode pour la lecture en entier, que je recommande sans hésiter. Le sujet de la séance dont il est question ici est plus particulièrement traité par son chapitre intitulé Descartes, le « bon sens », la logique et les vérités éternelles.

Bouveresse souligne, en évoquant l’analyse par le logicien Heinrich Scholz de l’œuvre de Leibniz, que ce dernier avait contribué dans des proportions considérables à accroître en philosophie l’exigence de clarté, de précision et d’exactitude, exigence conduisant à introduire la démonstration et le calcul, y compris dans les questions métaphysiques. Je ne cesse de découvrir de nouveaux chemins par lesquels Leibniz se révèle un précurseur de l’informatique, ici notamment par sa conception du calcul, résumée par Scholz : « “Un calcul au sens mathématique est un dispositif de règles de transformation qui permettent de remplacer des opérations de pensée effectuées sur des objets mathématiques quelconques par des transformations mécaniques de certaines suites de signes préparées pour cette fin.” Leibniz a, du même coup, reconnu clairement qu’il était possible, moyennant une notation appropriée, de calculer sur bien autre chose que des nombres ou des grandeurs (ou des objets mathématiques en général), par exemple sur des concepts ou des propositions. » Toute l’informatique en découle.

Encore ceci : « D’Aristote, qui a eu le mérite éminent de soumettre les formes syllogistiques à un petit nombre de lois infaillibles, Leibniz dit qu’il a été, de ce fait (n’en déplaise, pourrait-on ajouter, à Descartes), “le premier qui ait écrit mathématiquement en dehors des mathématiques”. Écrire (et non pas seulement penser, la précision est importante) mathématiquement en dehors des mathématiques voulait dire justement écrire, sur des sujets qui ne sont pas mathématiques et peuvent même être quelconques, sous forme d’argumenta in forma. »

Je saisis cette occasion pour signaler que Leibniz avait pressenti que l’arithmétique binaire serait particulièrement appropriée à l’informatique, dans un texte que j’ai mis en ligne sur ce site, Explication de l’arithmétique binaire. Leibniz a écrit l’essentiel de son œuvre en français et en latin, fort peu en allemand, sa langue maternelle.

Quant à l’exigence de clarté, de précision et d’exactitude, on ne peut pas dire qu’elle soit aujourd’hui superflue, et nous saurons gré à Jacques Bouveresse de l’illustrer avec une constance qui fut longtemps assez solitaire, si elle est maintenant mieux reconnue.

Au chapitre Utopie et réalité : Leibniz, Gödel et les possibilités de la logique mathématique Bouveresse emprunte au mathématicien Karl Menger le récit suivant : « Pendant la Deuxième Guerre mondiale, [Gödel (réfugié à Princeton)] était obsédé par l’idée que certains des manuscrits de Leibniz risquaient d’être détruits parce qu’on n’avait probablement pas fait le nécessaire pour les mettre à l’abri. Il pensait même apparemment que certains avaient intérêt à ce qu’ils soient détruits. En 1939, Karl Menger lui a demandé qui pourrait bien avoir intérêt à ce que les écrits de Leibniz soient détruits. À quoi il a répondu : “Naturellement, les gens qui ne veulent pas que les hommes deviennent plus intelligents.” Et comme Menger lui avait objecté que Voltaire serait probablement une cible plus plausible, il a rétorqué : “Qui est jamais devenu plus intelligent en lisant les écrits de Voltaire ?” »
J’avoue avoir jubilé à cette lecture : comment un géant de la pensée tel que Leibniz a-t-il pu être daubé [1], dans Candide, par le nain qu’était Voltaire à côté de lui ?