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Un texte prophétique de 1703 :
L’arithmétique binaire, par Leibniz
Article mis en ligne le 6 octobre 2006
dernière modification le 7 juillet 2019

par Gottfried Wilhelm von Leibniz

Explication de l'arithmétique binaire

Explication de l'arithmétique binaire

Gottfried Wilhelm von Leibniz

1703


Leibniz, un des plus grands esprits du millénaire, fut le précurseur de l'informatique par au moins trois œuvres :


 il conçut et réalisa une machine à calculer capable d’effectuer les quatre opérations ;
 son projet de caractéristique universelle préfigurait la théorie des systèmes formels dont sortirait la machine de Turing, et par conséquent la science de la programmation et toute l’informatique moderne ;
 enfin il fut le premier à comprendre l’intérêt de la numération binaire pour le calcul automatique.

C’est le texte prophétique consacré à ce dernier point qui est reproduit ici. Leibniz eut en outre l’amabilité de le rédiger en français, pour le faire parvenir à Fontenelle et à l’Académie royale des Sciences.

Un article de ce site commente ces travaux de Leibniz.

Le calcul ordinaire d’Arithmétique se fait suivant la progression de dix en dix. On se sert de dix caractères, qui sont 0, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, qui signifient zéro, un et les nombres suivants jusqu’à neuf inclusivement. Et puis allant à dix, on recommence, et on écrit dix par 10, et dix fois dix ou cent par 100, et dix fois cent ou mille par 1000, et dix fois mille par 10 000, et ainsi de suite.

Mais au lieu de la progression de dix en dix, j’ai employé depuis plusieurs années la progression la plus simple de toutes, qui va de deux en deux, ayant trouvé qu’elle sert à la perfection de la science des Nombres. Ainsi je n’y emploie point d’autres caractères que 0 et 1, et puis allant à deux, je recommence. C’est pourquoi deux s’écrit ici par 10, et deux fois deux ou quatre par 100, et deux fois quatre ou huit par 1000, et deux fois huit ou seize par 10 000, et ainsi de suite. Voici la Table des Nombres de cette façon, qu’on peut continuer tant que l’on voudra.


Table des nombres


 o   o   o   o   o   0   0
o o o o o 1 1
o o o o 1 0 2
o o o o 1 1 3
o o o 1 0 0 4
o o o 1 0 1 5
o o o 1 1 0 6
o o o 1 1 1 7
o o 1 0 0 0 8
o o 1 0 0 1 9
o o 1 0 1 0 10
o o 1 0 1 1 11
o o 1 1 0 0 12
o o 1 1 0 1 13
o o 1 1 1 0 14
o o 1 1 1 1 15
o 1 0 0 0 0 16
o 1 0 0 0 1 17
o 1 0 0 1 0 18
o 1 0 0 1 1 19
o 1 0 1 0 0 20
o 1 0 1 0 1 21
o 1 0 1 1 0 22
o 1 0 1 1 1 23
o 1 1 0 0 0 24
o 1 1 0 0 1 25
o 1 1 0 1 0 26
o 1 1 0 1 1 27
o 1 1 1 0 0 28
o 1 1 1 0 1 29
o 1 1 1 1 0 30
o 1 1 1 1 1 31
1 0 0 0 0 0 32

On voit ici d’un coup d’oeil la raison d’une propriété célèbre de la progression géométrique double en Nombres entiers, qui porte que si on n’a qu’un de ces nombres de chaque degré, on en peut composer tous les autres nombres entiers au-dessous du double du plus haut degré. Car ici, c’est comme si on disait par exemple, que 111 ou 7 est la somme de quatre, de deux et de un, et que 1101 ou 13 est la somme de huit, quatre et un. Cette propriété sert aux Essayeurs pour peser toutes sortes de masses avec peu de poids et pourrait servir dans les monnaies pour donner plusieurs valeurs avec peu de pièces.


 100  4    1000  8
10 2   100 4
1 1   1 1
         
111 7   1101 13




Cette expression des Nombres étant établie, sert à faire très facilement toutes sortes d’opérations.

Pour l’Addition par exemple. ★

 110  6    101  5    1110  14
111 7   1011 11   10001 17
               
1101 13   10000 16   11111 31


Pour la Soustraction.

 1101  13    10000  16    11111  31
111 7   1011 11   10001 17
               
110 6   10 5   1110 14


Pour la multiplication. ⊙

 11  3    101  5    101  5
11 3   11 3   101 5
               
11     101     101  
11      101      1010   
               
1001 9   1111 15   11001 25


Pour la Division.

 15  1111  101  5
3 1111
  11




Et toutes ces opérations sont si aisées, qu’on n’a jamais besoin de rien essayer ni deviner, comme il faut faire dans la division ordinaire. On n’a point besoin non plus de rien apprendre par cœur ici, comme il faut faire dans le calcul ordinaire, où il faut savoir, par exemple, que 6 et 7 pris ensemble font 13, et que 5 multiplié par 3 donne 15, suivant la Table d’une fois un est un, qu’on appelle Pythagorique. Mais ici tout cela se trouve et se prouve de source, comme l’on voit dans les exemples précédents sous les signes ★ et ⊙.

Cependant je ne recommande point cette manière de compter, pour la faire introduire à la place de la pratique ordinaire par dix. Car outre qu’on est accoutumé à celle-ci, on n’y a point besoin d’y apprendre ce qu’on a déjà appris par cœur : ainsi la pratique par dix est plus abrégée, et les nombres y sont moins longs. Et si l’on était accoutumé à aller par douze ou par seize, il y aurait encore plus d’avantage. Mais le calcul par deux, c’est-à-dire par 0 et par 1, en récompense de sa longueur, est le plus fondamental pour la science, et donne de nouvelles découvertes, qui se trouvent utiles ensuite, même pour la pratique des nombres, et surtout pour la Géométrie, dont la raison est que les nombres étant réduits aux plus simples principes, comme 0 et 1, il paraît partout un ordre merveilleux. Pour exemple, dans la Table même des Nombres, on voit en chaque colonne régner des périodes qui recommencent toujours. Dans la première colonne c’est 01, dans la seconde 0011, dans la troisième 00001111, dans la quatrième 0000000011111111, et ainsi de suite. Et on a mis de petits zéros dans la Table pour remplir le vide au commencement de la colonne, et pour mieux marquer ces périodes. On a mené aussi des lignes dans la Table, qui marquent que ce que ces lignes renferment revient toujours sous elles. Et il se trouve encore que les Nombres Carrés, Cubiques et d’autres puissances, item les Nombres Triangulaires, Pyramidaux et d’autres nombres figurés, ont aussi de semblables périodes, de sorte que l’on peut écrire les Tables tout de suite, sans calculer. Et une prolixité dans le commencement, qui donne ensuite le moyen d’épargner le calcul et d’aller à l’infini par règle, est infiniment avantageuse.

Ce qu’il y a de surprenant dans ce calcul, c’est que cette Arithmétique par 0 et 1 se trouve contenir le mystère d’un ancien Roi et Philosophe nommé Fohy, qu’on croit avoir vécu il y a plus de quatre mille ans et que les Chinois regardent comme le Fondateur de leur Empire et de leurs sciences. Il y a plusieurs figures linéaires qu’on lui attribue, elles reviennent toutes à cette Arithmétique ; mais il suffit de mettre ici la Figure de huit Cova comme on l’appelle, qui passe pour fondamentale, et d’y joindre l’explication qui est manifeste, pourvu qu’on remarque premièrement qu’une ligne entière — signifie l’unité ou 1, et secondement qu’une ligne brisée – – signifie le zéro ou 0.

 ¦¦¦   000   0   0 
 ¦¦| 001  1  1
 ¦|¦  010  10  2
 ¦||  011  11  3
 |¦¦  100  100 4
 |¦|  101  101  5
 ||¦ 110  110  6
 |||  111  111  7


Les Chinois ont perdu la signification des Cova ou Linéations de Fohy, peut-être depuis plus d’un millénaire d’années, et ils ont fait des Commentaires là-dessus, où ils ont cherché je ne sais quels sens éloignés, de sorte qu’il a fallu que la vraie explication leur vint maintenant des Européens. Voici comment : il n’y a guère plus de deux ans que j’envoyai au R.P. Bouvet, Jésuite français célèbre, qui demeure à Pékin, ma manière de compter par 0 et 1, et il n’en fallut pas davantage pour lui faire reconnaître que c’est la clef des figures de Fohy. Ainsi m’écrivant le 14 novembre 1701, il m’a envoyé la grande figure de ce Prince philosophe qui va à 64, et ne laisse plus lieu de douter que la vérité de notre interprétation, de sorte que l’on peut dire que ce père a déchiffré l’énigme de Fohy, à l’aide de ce que je lui avais communiqué. Et comme ces figures sont peut-être le plus ancien monument de science qui soit au monde, cette restitution de leur sens, après un si grand intervalle de temps, paraîtra d’autant plus curieuse.

Le consentement des figures de Fohy et ma Table des Nombres se fait mieux voir, lorsque dans la Table on supplée les zéros initiaux, qui paraissent superflus, mais qui servent à mieux marquer la période de la colonne, comme je les y ai suppléés en effet avec des petits ronds pour les distinguer des zéros nécessaires, et cet accord me donne une grande opinion de la profondeur des méditations de Fohy. Car ce qui nous paraît aisé maintenant, ne l’était pas du tout dans ces temps éloignés. L’Arithmétique Binaire ou Dyadique est en effet fort aisée aujourd’hui, pour peu qu’on y pense, parce que notre manière de compter y aide beaucoup, dont il semble qu’on retranche seulement le trop. Mais cette Arithmétique ordinaire pour dix ne paraît pas fort ancienne, au moins les Grecs et les Romains l’ont ignorée et ont été privés de ses avantages. Il semble que l’Europe en doit l’introduction à Gerbert, depuis Pape sous le nom de Sylvestre II, qui l’a eue des Maures d’Espagne.

Or comme l’on croit à la Chine que Fohy est encore auteur des caractères chinois, quoique fort altérés par la suite des temps ; son essai d’Arithmétique fait juger qu’il pourrait bien s’y trouver encore quelque chose de considérable par rapport aux nombres et aux idées, si l’on pouvait déterrer le fondement de l’écriture chinoise, d’autant plus qu’on croit à la Chine, qu’il a eu égard aux nombres en l’établissant. Le R.P. Bouvet est fort porté à pousser cette pointe, et très capable d’y réussir en bien des manières. Cependant je ne sais s’il y a jamais eu dans l’écriture chinoise un avantage approchant de celui qui doit être nécessairement dans une Caractéristique que je projette. C’est que tout raisonnement qu’on peut tirer des notions, pourrait être tiré de leurs caractères par une manière de calcul, qui serait un des plus importants moyens d’aider l’esprit humain.



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