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Illusion de travail : expérience de terrain
Article mis en ligne le 14 avril 2005
dernière modification le 30 mai 2005

par Laurent Bloch

Un ingénieur me fait parvenir ce message du front :

Peut-être ne savez-vous pas à quel point vous avez raison dans ce qui est écrit dans votre ouvrage.

Je reviens d’une longue période de régie (« assistance à maîtrise d’ouvrage », comme on dit) chez un très grand compte français.

Permettez mois de commencer par un extrait de mon pseudo journal de
bord :

 Mon client me demande de passer un message à un autre prestataire, qui s’occupe de l’infrastructure bureautique, afin de réparer une plate-forme en panne. Ce type appelle le constructeur de la machine. Le gars du constructeur arrive. Il tente de réparer le système, mais il dit ne pas connaître le contexte dans lequel les points de maintenance sont négociés. En fait, il appartient à une société tierce à laquelle le constructeur sous-traite une bonne part du boulot de maintenance. Le gars appelle le type, le type vient me voir, je tente de trouver le client, qui a disparu.

 Moralité, chez ce client, entre l’ordre et sa réalisation, il y a quatre niveaux de prestataires, occasionnant à loisir quatre occasions de perdre de l’information ou, au pire, quatre « agendas secrets ». Même involontairement, la tâche informatique la plus simple (ex : changer un composant mémoire) devient impossible car les sur-coûts de gestion et de coordination de ce micro-événement sont écrasants.

Ensuite, j’avais noté également ce que vous évoquez entre travail et imitation du travail. J’avais appelé cela, pour ma part, « l’illusion
du travail ». En réalité, cette illusion du travail a constitué au bas mot 60% du temps passé chez ce client. Et cette illusion du travail... est un travail harassant ! Elle consiste en réunions, démonstrations, documents de référence visant à convaincre des décideurs, forcément pressés, de la vitalité du projet, etc. C’est une forme de mercatique interne, mais très nécessaire.

Je pense que l’illusion du travail est indubitablement du travail parce que :

  1. c’est épuisant ;
  2. c’est assez embêtant ;
  3. c’est ce qui est le plus strictement encadré et exigé par le client.

Je suis persuadé, par ailleurs, qu’il est tout à fait possible de conduire un projet informatique à son terme en sabotant le travail, pourvu que l’illusion du travail soit bien ordonnée. En revanche, je sais que la moindre erreur dans l’illusion du travail peut être fatale au projet. J’ai vu le cas d’une combinaison de deux mauvais développeurs et d’un consultant expert en PowerPoint marquer des points très certains auprès du client ; inversement, j’ai vu un responsable de projet s’épuiser à faire des liens IPSec sur du WiFi
comme il faut et sombrer corps et âme lors d’une démonstration qui a mal tourné.

Pourquoi cela ? Parce que sans doute les êtres humains rivalisent, et même dans une structure hiérarchique stricte et quasi militaire, les
rivalités, les aspirations ne sont pas contenus par l’ordre et la bonne marche du service. Avant de réduire un obstacle technique, il
faut (con)vaincre les rivalités internes. L’informaticien est en prise avec l’entreprise : vous savez comment un projet d’annuaire, ou de messagerie, montre les faiblesses de la structure. On demande, parfois, à l’informaticien de comprendre des problèmes pour lesquels il n’est pas forcément compétent, ce qui entraîne parfois des erreurs graves. Plus fâcheux encore, il lui est parfois demandé d’y apporter une solution, ce qui conduit nécessairement à une catastrophe.

Bref, source d’inspiration, bien souvent, et, le cas échéant, source salutaire de distanciation et de recul, votre ouvrage sera toujours utile.

Pour finir, j’ai relu, hier soir, votre diatribe désopilante sur les Schémas Directeurs. Il s’avère que je suis en ce moment en train de pondre (en sous-traitance de sous-traitance, vous savez combien l’illusion du travail laisse aux commandes les plus incapables et relègue ceux qui ont des choses à dire dans un anonymat incommode, ce qui permet à de vastes masses de censeurs abrutis de trafiquer le texte final (« livrable », disent-ils) comme ils leur sied) un document de ce type pour une administration.

Je vais tacher d’introduire, tel le vers ironique dans le fruit OGM-isé, une référence à votre livre dans la bibliographie. Je pense
que la vaste majorité ignorera cette référence, avec un peu de malice, je souhaite qu’un imbécile s’en agacera, mais peut-être qu’un Alex Andréievien sera sauvé. Et si même un seul est sauvé ... :-)