Pour enrayer l’effondrement de notre balance commerciale (80 milliards d’euros de déficit annuel), stimuler l’innovation dans les entreprises pourrait être une des pistes. C’est l’innovation qui accroît la productivité, qui ouvre de nouveaux marchés, qui augmente le bien-être des sociétés qui en bénéficient. Mais qu’est-ce au juste que l’innovation ?
Clayton M. Christensen, professeur de gestion à Harvard, distingue trois sortes d’innovations (cf. son article dans le New York Times, A Capitalist’s Dilemma, Whoever Wins on Tuesday), dont je renonce à traduire les noms :
– Empowering innovations : ce sont les innovations qui transforment des objets complexes et chers en objets simples et bon marché. Exemples : la Ford T, l’ordinateur personnel ont fait passer leurs publics respectifs de quelques milliers à quelques centaines de millions de clients, et créé des industries qui emploient des centaines de milliers de personnes en lieu et place d’un quasi-artisanat (les super-ordinateurs des années 1970 étaient assemblés à la main dans les usines de Cray Research !).
– Sustaining innovations : ce sont celles qui remplacent les anciens modèles par des nouveaux, sans révolutionner le marché. La Toyota Prius est plus moderne que la R16, mais elle se substitue à elle, sans créer une nouvelle industrie.
– Efficiency innovations : elles réduisent les coûts de réalisation des produits ou des services, et auraient tendance à supprimer des entreprises et des emplois, si ce n’est qu’elles dégagent des capitaux qui peuvent s’investir ailleurs.
Olivier Coste, ancien secrétaire du comité exécutif d’Alcatel Lucent, aborde le sujet dans le numéro 137 (printemps 2012) de la revue Commentaire ; il distingue deux types d’innovation :
– l’innovation incrémentale, qui correspond peu ou prou aux innovations d’efficacité de Clayton M. Christensen, améliore progressivement les procédés classiques de production, sans apporter de véritable bouleversement ; elle est caractéristique des économies en phase de rattrapage, telle que fut l’économie française des soit-disant trente glorieuses, et telles que sont maintenant les économies indienne et chinoise ;
– l’innovation de rupture, au contraire, introduit un facteur bouleversant dans le secteur concerné ; un exemple récent est ce qui s’est passé sur le marché du téléphone portable, dont Nokia était le leader confortablement installé, jusqu’au lancement par Apple de l’iPhone, qui a complètement modifié la nature même de l’objet téléphone portable, et précipité Nokia au bord de la faillite.
L’innovation incrémentale ne fait appel qu’à des compétences ordinaires en ingénierie, aussi est-ce un terrain sur lequel il est difficile de lutter avec des pays qui ont des effectifs d’ingénieurs et de techniciens importants et des coûts de main d’œuvre relativement bas, comme l’Inde, la Chine ou les pays d’Europe de l’est.
L’innovation de rupture fait appel à des compétences hors du commun et comporte des risques importants : sur cent tentatives, il n’y aura peut-être qu’un succès. Aussi les investisseurs disposés à miser leur capital sur de tels projets seront-ils enclins à choisir des pays où la législation du travail permet de dissoudre rapidement une équipe dont le projet, aussi novateur soit-il, ne débouche pas sur un marché. De ce point de vue, les pays d’Europe de l’ouest ne sont pas très bien placés.
Il semble donc que notre modèle social ne nous place en bonne position pour aucun des deux types d’innovation décrits par Olivier Coste.
Mais, hormis ces difficultés, l’obstacle principal est sans doute culturel. Depuis une soixantaine d’années, les États-Unis sont de loin le principal foyer d’innovation dans les domaines de l’informatique, de la micro-électronique et des réseaux, bien qu’à certains moments leurs positions industrielles aient été assez faibles et gravement menacées, par exemple par le Japon entre 1975 et 1986 (cf. ici même Comment Intel devint hégémonique), ou par la Chine aujourd’hui même. Mais jamais les rivaux des entreprises américaines n’ont osé lancer une innovation de rupture dans ces domaines, bien qu’à son apogée l’industrie japonaise en ait eu les moyens financiers et humains. On peut à ce sujet se reporter à l’article de Michel Volle Culture, technique et Saint-Simon, qui met en lumière la dimension culturelle de l’apparition de nouveaux systèmes techniques : « Chaque changement de système technique est précédé par une évolution culturelle et politique : l’innovation qui procure les technologies fondamentales d’un nouveau système n’est en effet possible que si les institutions et les esprits ont été préparés à l’accepter. ». La culture qui produit les systèmes informatiques et les microprocesseurs de pointe règne en Californie et dans le Massachusetts, du moins pour l’instant, et il semble qu’elle ait du mal à s’acclimater dans des sociétés dominées par des systèmes autoritaires et hiérarchiques, comme ceux qui règnent en Chine, au Japon ou en France.