Cet article a suscité une réaction de Michel Volle
Nous vivons aujourd’hui, nous dit sur son blog Michel Volle, une révolution : la troisième révolution industrielle. Une révolution industrielle, écrivait Bertrand Gille [1], c’est l’avènement d’un nouveau système technique. La première procéda, au tournant du XIXe siècle, de la mécanique, de la vapeur et de la chimie, la seconde vers 1880 de l’électricité et du moteur à explosion, celle qui a débuté en 1971 inaugure un système technique basé sur le microprocesseur, le logiciel et l’Internet, en un mot l’informatique.
La France dans la révolution industrielle en cours
La révolution industrielle en cours procure aux pays qui y participent un surcroît considérable de prospérité et de croissance, que l’on songe à la Corée ou à Taïwan, et, comme lors les précédentes révolutions industrielles, ce processus n’est pas indolore, les bouleversements sociaux qui en résultent sont pour certaines couches de la population sources de misères et d’angoisses. Mais il convient de prendre conscience des risques encourus par les pays qui s’en tiennent à l’écart : déclin, dépendance, pauvreté. Il faut se demander si la France est vraiment engagée dans la troisième révolution industrielle, ou si elle encourt ces risques.
Le cabinet McKinsey, avec la collaboration de Google, a publié en mars 2011 une étude intitulée Impact d’Internet sur l’économie française, comment Internet transforme notre pays, qui donne quelques éléments factuels sur la position de la France dans cette révolution. En 2009, la filière Internet a contribué pour 60 milliards d’euros au PIB national, soit 3,7%, et à 25% de sa croissance. Alors qu’entre 2008 et 2009 l’économie se rétractait de 40 milliards d’euros, les revenus des entreprises de l’Internet croissaient de 15 milliards d’euros. Les deux tiers de cette contribution sont dus à la consommation de biens et de services, le tiers restant, pour l’essentiel, à des investissements privés ou publics destinés à adapter entreprises et institutions aux technologies informatiques et numériques.
D’autre part, 1,15 millions d’emplois sont attribuables à l’Internet, soit 4% de la population active, en majorité dans les PME. Le quart des créations d’emplois nettes depuis 15 ans, soit 700 000, lui sont liées.
L’extrapolation des tendances des dernières années donne pour 2015 une contribution de 129 milliards d’euros au PIB national, soit 5,5%, mais ces chiffres ne doivent pas faire illusion : la France est en retard, elle n’occupe que le 17ème rang sur les 34 pays de l’OCDE selon un indice de connectivité Internet élaboré pour cette étude. Les 3,7% de PIB 2010 doivent être comparés aux niveaux allemand ou britannique, entre 5 et 6%. Une comparaison internationale réalisée chaque année par IBM et The Economist selon des critères assez voisins, Digital economy rankings 2010 – Beyond e-readiness, classe la France au 20ème rang en 2010, alors qu’elle occupait le quinzième en 2009. En tête on trouve toujours les mêmes : les pays scandinaves, la Corée du Sud, les États-Unis, les Pays-Bas...
Adopter un nouveau système technique, nous dit toujours Michel Volle, impose de lui adapter l’environnement juridique, le système éducatif, les administrations publiques, et pour que ces transformations aient lieu il est nécessaire que les dirigeants et les responsables du pays et de ses entreprises aient une conscience claire des enjeux afin d’y jouer un rôle moteur.
Notre pays et ses habitants sont-ils bien engagés dans ces transformations ? Vont-ils en bénéficier ou en pâtir ? Les jeunes générations reçoivent-elles une formation et une culture qui les y préparent convenablement ? Ce qui suppose de répondre à une question préalable : les responsables du pays prennent-ils l’informatique et l’Internet au sérieux, ont-ils bien compris que le monde ancien s’effondrait et qu’un nouveau émergeait à sa place ?
La tentation national-protectionniste
La France a une longue histoire de passéisme, par exemple lors de la précédente vague de mondialisation, à la fin du XIXe siècle. Dans son dernier livre La Société des égaux [2], Pierre Rosanvallon donne un résumé saisissant de la politique suivie alors : refuser l’industrialisation, notamment par peur des masses ouvrières dont la Commune de Paris avait montré la combativité, privilégier le monde rural par les lois protectionnistes auxquelles Méline a associé son nom, et qui affamèrent le prolétariat urbain, compenser la perte de productivité par une politique de pillage colonial revendiquée haut et fort par son principal auteur, Jules Ferry. Pierre Rosanvallon donne à cette idéologie le nom de national-protectionnisme (pour la distinguer de la doctrine économique protectionniste, dont elle est un sur-ensemble). On ne sera pas surpris d’en retrouver les échos aujourd’hui, tant au Front national qu’au Front de gauche, avec les mêmes relents de xénophobie, explicites chez le premier, implicites chez le second, l’industrialisation d’aujourd’hui étant l’informatisation. Les appels à la « relocalisation », lorsqu’ils concernent des industries de base ou d’assemblage à faible valeur ajoutée, ont le même contenu rétrograde que les lois Méline, parce que si le rival à court terme de l’ouvrier français peu qualifié est l’ouvrier chinois, à cause de son salaire misérable, son rival à moyen terme, lorsque le salaire chinois aura augmenté, sera l’usine informatisée. La vraie solution serait d’élever le niveau de qualification du travailleur français, de lui ouvrir d’autres perspectives qu’un emploi d’OS à la chaîne, qui de toute façon est déjà en voie de disparition. Plus facile à dire qu’à faire, certes.
Une autre circonstance où les dirigeants de notre pays cédèrent à tentation passéiste fut directement liée à la troisième révolution industrielle. Le point de départ de cette révolution est daté précisément de 1971, où le premier microprocesseur fut mis sur le marché par Intel. En 1974, aussi étrange que cela puisse paraître au lecteur de 2011, les industries électroniques japonaise et française étaient sur un pied d’égalité, tant en termes de chiffres d’affaires que de portefeuilles de brevets. Dans les années qui suivirent, le Ministère japonais de l’industrie, le MITI, anima une politique volontariste de recherche et développement, avec les résultats que l’on sait. Au même moment, le gouvernement français, confronté à des choix de politique indutrielle liés à l’avenir du constructeur national CII et à de possibles accords avec Honeywell-Bull, décida de faire l’impasse sur les microprocesseurs, jugés sans grand potentiel de valeur ajoutée, pour s’orienter vers « les cartes », d’ailleurs sans l’ombre d’un résultat industriel ultérieur. Cependant, l’essentiel du budget du ministère français de l’industrie était consacré à éponger les dettes des charbonnages et à soutenir la sidérurgie. Est-il besoin d’en dire plus ?
Enseigner la science informatique
La science au cœur du nouveau système technique est l’informatique. Les savoirs et compétences qui constituent cette science s’organisent autour d’un paradigme central : la programmation des ordinateurs. Dans la société transformée par la nouvelle révolution industrielle, ceux qui auront étudié cette science, ou qui du moins y auront été initiés, comme un lycéen est initié aujourd’hui aux mathématiques et à la physique, seront infiniment plus à même de comprendre les rouages du monde nouveau, et partant infiniment plus maîtres de leur destin que ceux pour qui le fonctionnement des automates constitutifs du nouveau système technique restera de la magie noire. Nous pouvons en inférer qu’il serait très souhaitable qu’une proportion importante des lycéens reçoivent un véritable enseignement en informatique, et par informatique il faut entendre programmation des ordinateurs, pas formation bureautique ou maîtrise des réseaux sociaux. Pour atteindre cet objectif, vital, il est urgent d’introduire sérieusement l’informatique dans notre système éducatif.
À l’appui de ce point de vue, voici une comparaison : à l’école tout le monde apprend à calculer des règles de trois, et la règle de trois est une compétence très utile dans la vie de tous les jours. Presque tout le monde, aujourd’hui, apprend également à résoudre des équations du second degré, et nous pouvons sans grand risque écrire que l’immense majorité des élèves des lycées n’auront plus jamais, une fois leurs études terminées, l’occasion de résoudre une équation du second degré. Cet apprentissage est néanmoins très précieux, il confère à ceux qui en ont bénéficié une compréhension très générale d’une démarche utilisée quotidiennement par les ingénieurs, les physiciens et d’autres scientifiques. Savoir, même un peu, ce qu’il en est des équations et des fonctions est une aide considérable pour comprendre l’univers contemporain et la façon dont l’homme y agit. Eh bien il en va de même pour l’apprentissage de la programmation. Voilà pourquoi il faut avoir appris à programmer.
L’introduction sérieuse de l’informatique dans notre système éducatif, cela veut dire au minimum un CAPES et une agrégation d’informatique (raisonnons à organisation de l’Éducation nationale constante), et trois heures par semaine de vraie informatique (programmation, système d’exploitation, réseau) pour tout le monde à partir de la seconde. De même qu’à l’école primaire les élèves apprennent à présenter leurs rédactions avec une marge de quatre carreaux, et à la fin d’un paragraphe ils sautent une ligne et deux carreaux, ils devront apprendre à faire la même chose avec un logiciel de traitement de texte. Au collège le CDI les initie déjà à un usage raisonné de Google et de Wikipédia : cet enseignement devra être développé. Bien sûr les enseignants auront reçu une formation appropriée. Puisqu’il y a désormais un inspecteur général d’informatique, il pourra s’atteler à l’élaboration des programmes.
Cet édifice éducatif devra être couronné par l’enseignement universitaire de l’informatique, qu’il faudra élargir et démocratiser. En effet aujourd’hui cet enseignement est organisé de telle sorte qu’au lieu de donner aux étudiants les moyens d’apprendre ce qu’ils devront savoir pour faire ce dont ils ont envie, il multiplie les barrières destinées à les en empêcher. Si les programmes universitaires étaient plus diversifiés, entre des filières destinées à former des chercheurs et d’autres, sans doute moins centrées sur les aspects théoriques, qui proposeraient des formations aux multiples métiers de l’informatique et des réseaux, notre pays serait mieux à même de relever le défi des centaines de milliers d’ingénieurs en informatique diplômés chaque année par les universités indiennes et chinoises.
Une université que nous ne nommerons pas comportait il y a quelques années un Institut universitaire professionnel (IUP) qui délivrait un diplôme de niveau maîtrise plus dense en informatique fondamentale qu’une MIAGE (Maîtrise d’informatique appliquée à la gestion), mais moins chargé de théorie qu’un cursus orienté vers la recherche. Les enseignants de cet IUP recrutaient dans les filières de gestion les étudiants les plus motivés par l’informatique. Cette formation était excellente et ses diplômés très recherchés par les employeurs, parce qu’ils avaient une double compétence, informatique et gestion. Vint la réforme LMD (Licence-Master-Doctorat) : le département d’informatique dut fusionner avec le département de mathématiques, qui imposa en licence un tronc commun très chargé en mathématiques savantes et sans intérêt particulier pour un futur informaticien : les étudiants de gestion furent bloqués par les mathématiques, et le nombre de diplômés en informatique divisé par deux. Peut-être était-ce le but poursuivi, nous laisserons le lecteur se former une opinion à ce sujet. Contentons-nous d’écrire que la connaissance des équations aux dérivées partielles et de la topologie algébrique n’a rigoureusement aucune intersection avec le corpus de ce que doit savoir un excellent ingénieur en informatique, et que l’imposer dénote un certain malthusianisme dont il serait judicieux de se départir pour former en aussi grand nombre que possible des étudiants aux métiers qui risquent de leur donner un emploi.
Deux ou trois choses à faire
Récapitulons pour conclure deux ou trois mesures cruciales que nous aimerions suggérer aux candidats à l’élection présidentielle pour améliorer la position de notre pays face à l’avenir économique et culturel du monde.
Tout d’abord, et c’est vraiment vital, il faut introduire vraiment l’enseignement de l’informatique (et pas des soi-disant TIC) dans l’enseignement secondaire, avec au cœur des programmes l’apprentissage de la programmation des ordinateurs.
L’existence de près d’une centaine d’universités supposées délivrer des diplômes équivalents uniformisés par une administration centrale omnisciente, et mener en outre des recherches au niveau international, est une fiction aux conséquences catastrophiques. Elle ruine nos universités, c’est une escroquerie pour les étudiants mal informés. Les étudiants bien informés, issus des couches favorisées de la société ou de parents enseignants, savent où il faut aller (grandes écoles, IUT, les cinq ou six universités de niveau international). L’enseignement supérieur doit être décentralisé et diversifié, afin d’élargir l’offre de formation et d’augmenter la proportion de jeunes qui obtiennent un diplôme supérieur. La séparation entre université et grandes écoles doit cesser, celles-ci doivent trouver leur place au sein de celle-là, comme cela se fait dans tous les grands pays auxquels la France peut se comparer.
La part du PIB consacrée par notre pays à la recherche et au développement est insuffisante [3], et elle a diminué par rapport à 1990 malgré un redressement depuis 2008 : elle dépasse à peine 2,26%, alors que l’objectif fixé à Lisbonne en 2000 par l’Union européenne était de 3%. Ce taux est de 2,8% aux États-Unis, 3,4% au Japon, 3,5% en Finlande, 3,7% en Suède [4].
Les gouvernements français successifs depuis un quart de siècle n’ont pas accordé une attention suffisante à la recherche, notamment dans les domaines où se jouait la révolution industrielle. Une large part de la population n’a pas reçu une formation appropriée pour trouver dans le monde contemporain une position satisfaisante. Corriger ces deux dérives est un enjeu vital pour notre pays.
Cet article a suscité une réaction de Michel Volle