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Droit d’auteur, gratuité, création - I
La gratuité, c’est le vol
de Denis Olivennes
Article mis en ligne le 22 avril 2007
dernière modification le 27 juin 2015

par Laurent Bloch

Le droit d’auteur, la propriété intellectuelle, le droit de copie
privée, les évolutions et les contestations que leur imposent le
développement des technologies numériques, de l’informatique et des
réseaux, au premier rang desquels l’Internet, suscitent controverses
et débats auxquels deux livres récents apportent leur contribution :
La gratuité, c’est le vol de Denis Olivennes, PDG de la FNAC, chez
Grasset, et Gratuit ! d’Olivier Bomsel, professeur d’économie
industrielle et directeur de recherche à l’École des mines de Paris,
dans la collection Folio Actuel. Le présent article rend compte,
après une courte introduction générale, du premier de ces livres,
cependant qu’un autre article examine celui d’Olivier Bomsel.

Petite histoire du droit d’auteur

Ces deux livres, chacun à sa façon et avec des exemples qui leur sont
propres, énoncent des faits dont on s’étonne qu’il faille les rappeler :
les écrivains et les artistes vivent de la commercialisation de leurs
ouvrages, ces revenus leurs sont nécessaires et ce qui les en prive
est un vol. Le système actuel de propriété littéraire et artistique
est récent, d’autres systèmes ont existé ou existent encore :
entretien des artistes par des mécènes princiers ou bourgeois,
activité libre d’amateurs rentiers, paiement à l’acte des bateleurs et
des comédiens sur les places de village ou lors des mystères sur les
parvis des cathédrales, rémunération des créateurs fonctionnaires par
le Commissariat du peuple à la culture après fixation par le Plan du
nombre de chansons, concertos, statues, poésies et romans dont le
peuple a besoin, travail personnel de fonctionnaires parfois en congé
de maladie comme Friedrich Nietzsche, Stéphane Mallarmé ou Georges
Perec.

Tous ces systèmes ont leurs vertus et ont chacun produit d’immortels
chefs d’oeuvre. Mais l’extraordinaire déploiement culturel auquel
nous assistons n’a été possible qu’avec le système moderne de
privatisation des biens culturels qui assure la rémunération des
créateurs et le financement des industries d’édition et de
diffusion.

Le système moderne de propriété littéraire et artistique n’est pas
homogène dans le monde. Au XVIIe siècle l’Angleterre a
inventé le droit de copie (copyright), qui concerne essentiellement
les éditeurs, cependant qu’à la fin du XVIIIe siècle le
lobbying efficace de Beaumarchais (qui relayait les idées de Diderot
et de Kant) amenait la reconnaissance du droit d’auteur en France par
les lois de 1791 et 1793 ; cette différence persiste par des approches
différentes entre les deux cultures, anglo-saxonne et française.

La gratuité, c’est le vol de Denis Olivennes

Denis Olivennes, dans la première partie de son livre, explique
comment en deux siècles le monde est passé d’un état où seuls quelques
milliers de privilégiés à la surface de la planète avaient accès aux
biens culturels, à la situation actuelle où des milliards d’humains
lisent, écoutent de la musique, vont au cinéma ou regardent la
télévision. Il y a fallu, nous dit-il, des révolutions juridique (le
droit d’auteur), techniques (imprimerie, phonographe, cinéma...),
sociologique (alphabétisation de masse), économique : « Marx en avait
rêvé, la capitalisme l’a fait », écrit-il ; c’est la marchandisation
de la culture qui a permis sa multiplication.

Vers la déchéance culturelle ?

Bien sûr, cet élargissement de la diffusion culturelle ne peut manquer
de susciter le soupçon de sa corruption subséquente : et les meilleurs
esprits, depuis déjà pas mal de décennies, se sont emparés de cette
antienne. Le meilleur chantre de cette déploration de l’avilissemnt
culturel fut sans doute Walter Benjamin dans son essai de 1935
« L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique »,
qui visait principalement la photographie et le cinéma, soupçonnés
d’abaisser l’oeuvre du rang d’objet de culte à celui d’objet
d’exposition, destiné à provoquer l’ébahissement public, et
pour lequel aucun critère d’authenticité ne peut être retenu.
Le plaisir facile du spectateur devient le seul critère d’appréciation
de l’oeuvre.

Il n’est pas indifférent de noter que Benjamin, toute sa vie, essaya
d’être un marxiste proche de la classe ouvrière, et de concilier avec cette
position une vision aristocratique de l’art, exercice dans lequel
il rencontra, à mon humble avis, un succès modéré, ce qui ne l’empêcha
pas d’ailleurs d’être un des penseurs et des écrivains les plus importants
du XXe siècle, auquel il apporta des idées d’une
originalité radicale.

Alexis de Tocqueville, un siècle plus tôt, avait dans « De la
démocratie en Amérique » formulé un diagnostic similaire, sans le
déplorer autant : « Les peuples démocratiques n’ont qu’une estime fort
médiocre pour l’érudition, et ils ne se soucient guère de ce qui
passait à Rome et à Athènes : ils entendent qu’on leur parle
d’eux-mêmes, et c’est le tableau du présent qu’ils
demandent. [... Ils] aiment les livres qu’on se procure sans peine,
qui se lisent vite, qui n’exigent point de recherches savantes pour
être compris. Ils demandent des beautés faciles qui se livrent
d’elles-mêmes et dont on puisse jouir sur l’heure... »

Hannah Arendt, qui en 1940 accompagnait Walter Benjamin sur les
chemins de l’exil qui devaient être fatals à ce dernier, note quelques
années plus tard dans « La crise de la culture » l’apparition de
nouvelles marchandises, produits périssables de l’industrie des
loisirs, dont elle prédit qu’ils absorberont pour les digérer les
véritables oeuvres d’art du passé, et aboliront les chances d’en
créer de nouvelles.

Réhabiliter la culture de masse ?

Denis Olivennes nous invite, sur les traces de Tocqueville (décidément
un auteur à la mode) à une lecture moins pessimiste de l’évolution
culturelle des deux siècles écoulés : si l’industrie culturelle de
masse engendre des horreurs caricaturales, elle voit naître en son
propre sein des oeuvres véritables. Ainsi Mizoguchi Kenji et Robert
Bresson, ou encore Duke Ellington et Charlie Parker n’auraient pas
existé sans l’industrie culturelle, et pourtant ils sont des artistes
au même titre que Paul Cézanne ou Arnold Schoenberg, n’en déplaise
aux gardiens de l’élitisme culturel, défenseurs souvent marxistes
d’un idéal aristocratique dont ils se font un privilège, et pour qui cinéastes et
jazzmen sont les saltimbanques de divertissements grossiers.

De surcroît, si l’accès à la culture, même industrielle, s’élargit, et
ce dans des proportions considérables, la fraction, même numériquement
faible, de ses consommateurs qui entreront ainsi en contact avec de
vraies oeuvres ne peut que voir augmenter ses effectifs : celui qui
aura pris l’habitude d’entrer dans une librairie pour s’y procurer
Harry Potter ou le dernier Stephen King risque de remarquer un jour
À la recherche du temps perdu, ce à quoi il n’était pas exposé en
restant dans la rue, et la fadeur de ses nourritures habituelles lui
donnera peut-être envie d’essayer quelque-chose de plus sapide.

Libre accès à la culture et à l’expression ?

L’apparition de l’idée d’accès à la culture libre pour tous, sans
exclusion par l’argent, procède assez logiquement de l’histoire de la
société française, et c’est une idée généreuse à laquelle on peut
souscrire : elle ne coïncide pas avec l’idée de gratuité des biens
culturels. Dans l’idée de diffusion culturelle illustrée par le TNP
de Jean Vilar, puis par le Ministère de la culture d’André Malraux
et dont les derniers feux furent ceux de l’émission Apostrophes de
Bernard Pivot, il n’était pas question de gratuité : pour tout cela
quelqu’un payait, en l’occurrence l’État-mécène, secondé par le
spectateur, le visiteur, ou le téléspectateur, par le biais de la
redevance. La culture du divertissement a supplanté ces projets,
on peut le déplorer mais c’est ainsi. Notons d’ailleurs que dans ce
contexte où les chaînes de télévision étatiques sont devenues des
chaînes marchandes comme les autres, la redevance télévisuelle est
une survivance qui n’est plus justifiée que par les excellentes
radios publiques France Musique et France Culture.

L’Internet a suscité un enthousiasme justifié par l’extension qu’il a
apportée à la liberté d’expression et d’accès à l’information.
Désormais chacun peut s’exprimer publiquement beaucoup plus facilement
que ne serait-ce qu’à la fin du XXe siècle : ainsi, selon
une enquête Médiamétrie d’octobre 2006, 29 % des Français s’adonnent
au moins une fois par mois à une activité de partage ou de création
d’information en ligne ; trois millions de Français tiennent leur
blog, et quinze millions y participent ; au cours de la période
2005-2006, ces effectifs ont doublé tous les cinq mois. À ceux qui
objectent que tout ce qui est publié ainsi ne mérite pas forcément de
l’être, il n’est sans doute pas inutile de rappeler que les mêmes
objections ont été émises, tout au long du XIXe siècle, à
l’encontre du suffrage universel, pour en écarter les plus pauvres,
les moins instruits, les femmes, aujourd’hui les étrangers.

La gratuité engendre la médiocrité

La numérisation des techniques audio-visuelles et l’extension de
l’Internet, conjuguées, ont engendré l’illusion d’un accès désormais
gratuit à la musique et aux films. Cette idée ne résiste guère à
l’analyse : la diffusion de musique et de films sur Internet sans
accord des détenteurs de droits d’auteurs est, comme la télévision
hertzienne, un marché à deux versants, idée développée plus
amplement par Olivier Bomsel (cf. article suivant). Ainsi, le
téléspectateur qui regarde TF1 croit qu’il reçoit un spectacle
gratuit, mais comme le PDG de la chaîne Patrick Le Lay l’a énoncé avec
une franchise et une clarté dignes d’éloges, ses vrais clients sont
ceux qui paient, en l’occurrence les annonceurs publicitaires :

« Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Mais dans une
perspective "business", soyons réaliste : à la base, le
métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à
vendre son produit (...).

Or pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le
cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour
vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir,
de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous
vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible
(...).

Rien n’est plus difficile que d’obtenir cette
disponibilité. C’est là que se trouve le changement permanent. Il
faut chercher en permanence les programmes qui marchent, suivre les
modes, surfer sur les tendances, dans un contexte où
l’information s’accélère, se multiplie et se banalise. »

Pourquoi s’en offusquer ? TF1 n’est pas subventionné par l’état et
doit vivre de ses recettes commerciales. Si ce marché ne nous plaît
pas, il faut accepter, et Olivier Bomsel l’explique encore plus
clairement
, la télévision à péage. Mais tant que la télévision
n’est financée que par la publicité, le taux d’audience est le seul
critère de qualité, et il est impossible d’échapper au nivellement par
le bas qui recueille le plus large assentiment.

Quel rapport avec le téléchargement « gratuit » de musique sur Internet ?
C’est exactement la même chose : l’internaute croit qu’il accède à
un bien culturel gratuit, mais il paie, assez cher, un abonnement haut
débit au réseau, sans oublier un ordinateur, des supports de stockage,
un écran grand format et des enceintes acoustiques.

La seule différence, mais elle est de poids, entre le téléchargement
« gratuit » de musique sur Internet et la télévision hertzienne, est la
suivante : dans le cas de la télévision, TF1 subventionne le
téléspectateur avec de l’argent gagné honnêtement par un contrat de
régie publicitaire avec des annonceurs. Dans le cas du téléchargement
pirate, le fournisseur d’accès à l’Internet subventionne l’internaute
par des « cadeaux » volés à leurs légitimes propriétaires.

Soulignons un effet particulièrement regrettable du piratage en ligne :
confrontés à la concurrence du téléchargement sauvage dont ils savent
qu’il va prendre son essor quelques jours après l’apparition du CD ou
du DVD dans les rayons des distributeurs, sinon avant, les éditeurs
concentrent leurs efforts sur les « valeurs sûres », dont ils sont
certains de tirer un profit très important dans un laps de temps très
bref. Cet état de fait se répercute sur les organisateurs de concerts
et de tournées, qui à leur tour concentrent leur offre sur les
vedettes confirmées. Le téléchargement sauvage restreint les
ressources des artistes, et en concentre le bénéfice dans des
mains moins nombreuses. Les secteurs à moins large diffusion, comme
le jazz, sont littéralement laminés.

Trois issues possibles

Denis Olivennes, dans son dernier chapitre intitulé
« Grandsoir.com ? », envisage trois scénarios possibles :

  La victoire de Proudhon , en d’autres termes « la propriété c’est le
vol » ; les musiciens n’auraient plus qu’à se contenter des recettes
de leurs concerts et des ventes de tee-shirts à leur effigie, alors
qu’aujourd’hui la vente d’enregistrements assure 80 % de leurs
revenus. Je n’ignore pas l’argument selon lequel les ventes de
disques profitent surtout à une minorité, mais n’oublie pas non plus
qu’une certaine redistribution est effectuée par les éditeurs et par
des organismes tels qu’en France la SACEM. Quant aux artistes et
producteurs de cinéma, on imagine mal comment le spectacle de rue
pourrait financer les super-productions à effets spéciaux dont sont
spécialement friands les internautes qui les téléchargent
aujourd’hui. Le projet de « licence globale » s’inscrit dans la
lignée de la taxe télévisuelle et de l’art d’état soviétique : il
suffit, nous dit Olivennes, de calculer le montant qu’il faudrait
lui attribuer pour compenser la disparition des revenus mondiaux
(oui, ce serait forcément mondial) du cinéma, du disque et de la
télévision payante pour que cette idée perde toute séduction.

  En avant comme avant  : pour assurer la pérennité du système
actuel de rémunération des producteurs et des auteurs, il faudrait
l’adapter aux nouvelles réalités, notamment à l’Internet, ce qu’ont
jusqu’à présent échoué à faire la plupart des éditeurs et
distributeurs, à l’exception d’Apple, qu’EMI semble s’être récemment
résolu à rejoindre : « il faudrait tout d’abord que l’univers du
téléchargement légal soit aussi fluide que celui de la consommation
illégale », ce qui est loin d’être le cas, aujourd’hui le produit
offert par le vol est de meilleure qualité que celui disponible à
l’achat, dont l’usage est entravé par de multiples restrictions,
notamment les DRM (gestion de droits numériques, voir à ce propos
l’article À qui obéit votre ordinateur ?). « La deuxième
condition, c’est une lutte efficace contre le téléchargement sauvage »,
ce qui suggère de la faire porter sur les fournisseurs d’accès
plus que sur les internautes, au demeurant moins solvables et trop
nombreux pour être tous poursuivis. Ce dernier point risque
d’ailleurs d’être résolu très rapidement dès lors que les FAI seront
devenus fournisseurs de télévision payante et de films en pay per
view
, évolution déjà largement entamée. De toute façon (c’est le
PDG de la FNAC qui parle), « il paraît inimaginable que le prix des
enregistrements physiques de disque ou de film demeure au niveau où
il est aujourd’hui ».

  Walras revisité  : dans la controverse au sujet de la
propriété intellectuelle qui au milieu du XIXe siècle
opposa Proudhon aux économistes Walras et Bastiat, la position de
Walras était un compromis : contre Proudhon il préconisait un droit
de propriété de l’auteur sur son oeuvre, fondé sur l’utilité d’une
incitation à produire. Mais contre Bastiat il voulait que ce droit
soit limité dans le temps, afin que les oeuvres de l’esprit soient
diffusées aussi largement que possible, ce qui est d’une grande
efficience économique. C’est la position qui l’a en fait emporté,
mais elle est remise en cause aujourd’hui par l’allongement
périodiquement réitéré de la durée du droit d’auteur, aujourd’hui
fixé à 70 ans après la mort de l’auteur pour complaire à Disney.

Pour finir sur une note optimiste, Olivennes emprunte à un article
publié en 2004 par Chris Anderson, rédacteur en chef de Wired,
l’image de la longue traîne (The Long Tail) : pour prendre
l’exemple de la FNAC, « elle vend chaque année 200 000 albums de
musique différents, mais 190 000 d’entre eux se vendent à moins d’un
exemplaire par magasin et par an. » L’Internet, en abolissant les
limites physiques qui s’imposent au stockage en magasin, est en mesure
d’élargir ce phénomène, et par là de contribuer à la diversité
culturelle, dont nous avons vu que le téléchargement pirate au
contraire la restreignait, ce que confirme la banalité et le
conformisme écoeurant de la plus grande partie de l’offre peer to
peer
.