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Un paradoxe cyberindustriel
Article mis en ligne le 5 juillet 2015
dernière modification le 10 août 2015

par Laurent Bloch

Paradoxe iconomique

L’iconomie, qui est l’économie politique de la troisième révolution industrielle, ou cyberindustrielle, est paradoxale ; l’industrie qui la sous-tend est à la fois une industrie lourde et une industrie légère :

 la réalisation des objets fondamentaux (microprocesseur, système d’exploitation) demande des investissements colossaux qui se chiffrent en centaines d’ingénieurs pendant des années et en milliards d’euros (cf. article sur l’usine de Crolles) ;
 ces objets fondamentaux sont accessibles sur le marché à un coût marginal dérisoire (moins de dix euros pour une carte système avec processeur et connectique complète y compris le WiFi), voire nul (système d’exploitation libre), ce qui ouvre à des entrepreneurs audacieux l’accès au marché dans des conditions favorables (cf. le résumé du livre que j’ai écrit sur le sujet).

Certains de ces systèmes sont commercialisés sous une forme utilisable par le grand public (cartes Arduino ou Raspberry Pi), d’autres sont vendus par quantité, parfois sous forme de circuits de 2 ou 3 cm2 ou moins à des intégrateurs qui peuvent les utiliser pour contribuer au mouvement en cours de l’Internet des objets. Je soupçonne la société française Withings, qui rencontre actuellement un grand succès avec ses montres, pèse-personne et tensiomètres connectés, d’avoir démarré ainsi.

Depuis des années Denis Bodor, le fondateur de GNU/Linux Magazine, parfois épaulé de son confrère Pierre Ficheux, naguère ingénieur chez Lectra Systèmes, aujourd’hui directeur technique d’Open Wide Ingénierie, se passionne pour cette informatique dite embarquée parce qu’elle consiste en systèmes installés à bords d’objets qui n’ont a priori rien à voir avec des ordinateurs, comme des machines à laver ou des pèse-personnes. Il y a peu il a confié la direction de GNU/Linux Magazine à son compère Franck Colombo, ce qui d’ailleurs a permis un renouvellement du journal avec des idées différentes et aussi intéressantes que celles du précédent rédacteur en chef, et il a lancé deux nouvelles publications consacrées à ces sujets : Open Silicium et Hackable, toutes les deux disponibles en kiosque. Je ne saurais trop vous conseiller un coup d’œil à ces journaux, vous en resterez pantois.

Internet des objets, objets informatiques

Open Silicium n° 14 présente par exemple toute une palette de micro-contrôleurs. Il y a vingt ans de tels objets avaient des capacités très limitées et spécialisées, aujourd’hui ce sont de vrais ordinateurs « Turing-équivalents » avec processeur 32 bits, Linux à bord parce que le logiciel libre évite les coûts et surtout les complications des licences privatives, WiFi, USB, tout ce qu’il faut pour libérer l’imagination des développeurs. Pour plus de commodité on peut faire de la compilation croisée, qui consiste à écrire son programme sur son ordinateur normal sous Linux, parce que c’est quand même plus commode avec un clavier et un écran, à produire le code objet pour le processeur du contrôleur grâce aux outils de compilation croisée, et à lier le programme objet avec les bibliothèques de programmes de gestion du matériel fournies par le constructeur. Cette technique permet de créer un programme pour un système donné sur un système différent, plus confortable.

Ainsi Denis Bodor nous guide par la main pour piloter le système Acme Arietta G25 à processeur ARM 9, après nous avoir conseillé de renoncer aux futilités des ports HDMI ou VGA (les connexions pour un écran), aux yeux de ces geeks bons pour les gamins qui veulent faire des jeux vidéo. Le système complet coûte 20 euros TTC à l’unité, mesure 53x25 mm, est garanti fonctionner entre -20 et +70° C et consomme de 400 à 800 mW avec le module WiFi. Bon, comme Withings a déjà pris le pèse-personnes, j’avais pensé à une tondeuse à gazon connectée : programmation de la fréquence des tontes et réglage de la hauteur de coupe en fonction des prévisions météo, organisation des tours de corvée de pelouse entre les enfants et attribution de parts de dessert supplémentaires aux stakhanovistes après tirage au sort, adaptation des caractéristiques de la tonte selon les accidents de terrain, etc., le tout en mode client-serveur entre le contrôleur embarqué et l’ordinateur résidentiel par le réseau WiFi. Je pense qu’une joint venture avec un concessionnaire Mc Culloch, Alpina ou Sterwins devrait permettre une pré-série, le coût de ces engins devrait rendre l’informatisation indolore (au moins financièrement) pour l’acheteur.

Voilà pour la rusticité, mais on peut aussi viser les téléphones Android, pourquoi pas pour les transformer en télécommandes de tondeuses à gazon, Free et Capitaine Train l’ont bien fait pour leurs propres usages. Piloter la tondeuse depuis le bord de la piscine en sirotant son apéritif, n’est-ce pas le rêve d’aujourd’hui ? Pierre Ficheux nous explique comment ajouter un pilote noyau de notre cru à Android pour communiquer avec le système de la tondeuse, une fois que l’on sait faire cela le monde est à nous ! Ce n’est peut-être même pas indispensable d’aller aussi profondément dans les entrailles du système, mais pourquoi s’en priver, avec en prime une occasion de programmer en Java ? J’aimais bien quand la machine virtuelle Android s’appelait Dalvik, ils sont revenus à quelque-chose de plus prosaïque (ART, bof.).

Perspectives

L’article évoqué ci-dessus donnait les raisons de cette situation paradoxale ; non seulement la construction d’une unité de production de microprocesseurs coûte très cher (14 milliards de dollars pour la dernière usine Samsung), mais le procédé de fabrication lui-même est très lourd : un microprocesseur comporte plusieurs couches d’isolant et de conducteurs, typiquement une trentaine, dont l’imposition demandera autant de masques, qui sont au circuit ce qu’est le négatif à la photographie argentique. Il faut donc une collection d’une trentaine de masques « chrome sur quartz », qui au complet coûtera un million d’euros, et une trentaine de passes dans le scanner qui réalise la gravure du circuit. Ce procédé demande cinq à six semaines au total.

Le coût énorme de cette fabrication ne peut être rentable qu’avec des séries abondantes, d’où le faible coût marginal unitaire qui a permis aux microprocesseurs de supplanter totalement les ordinateurs à circuits moins intégrés pendant les années 1990. Maintenant c’est au tour des systèmes complets, et la réduction de la taille et de la consommation électrique permet leur intégration à des dispositifs toujours plus petits. Mentionnons la webcam de la taille d’une tête d’épingle utilisée pour filmer le clavier du distributeur de billets pendant que vous tapez votre code PIN, un autre moyen de gagner sa vie avec l’informatique ; la relève des compteurs se fait par connexion Bluetooth avec un téléphone portable (communication du capitaine de gendarmerie Thomas Souvignet, réunion Ossir du 12 mai 2015).

Est-il pour autant facile de créer une startup de tondeuses à gazon connectées ? Réaliser un ou deux prototypes est sans doute assez accessible, un produit de qualité industrielle est une autre paire de manches, lui trouver un marché encore autre chose, quant à durer et se renouveler... On peut simplement observer que certains réussissent, et qu’à chaque fois il a fallu une part de chance. Pensons à Withings, mais avant il y avait eu le Nabaztag (vous vous souvenez, le lapin WiFi qui pouvait vous réveiller avec votre musique préférée ?) de la société française Violet, reprise depuis par l’entreprise de robots informatisés Aldebaran, une autre réussite cyberindustrielle française.