La fonction de DSI (directeur du système d’information) de l’université Paris-Dauphine fut le dernier poste de mon parcours professionnel dans le système public d’enseignement supérieur et de recherche. Des motifs qui m’incitèrent à postuler à ce poste et à l’occuper pendant près de cinq ans, le plus puissant fut sans doute le scepticisme quant à son utilité ; je venais d’exercer pendant sept ans la fonction de RSSI (responsable de la sécurité des systèmes d’information) de l’Inserm, très près de la direction du système d’information, et l’impression que j’avais retiré de cet exercice était le caractère plutôt nuisible du SI (système d’information).
Un système d’information, puisqu’il le faut bien...
C’est à Dauphine que je me vis contraint d’acquiescer aux enseignements prodigués avec sagesse par Michel Volle, sans enthousiasme excessif mais par obéissance au principe de réalité. Si pendant mes années d’Inserm j’avais assisté avec assiduité aux réunions mensuelles du Club des Maîtres d’ouvrage, dont il était un des fondateurs, c’était essentiellement pour connaître la pensée de l’ennemi afin de mieux le combattre. À Dauphine il me fallut bien admettre que sans SI il ne serait guère possible d’administrer les dossiers et les parcours d’une dizaine de milliers d’étudiants et d’un millier d’enseignants de statuts divers et variés, ni de répondre aux exigences de plus en plus tatillonnes au fil des ans de la bureaucratie ministérielle, et qu’il ne serait pas non plus possible de maintenir à jour un annuaire de tous ces gens, ce qui permet de leur faire parvenir du courrier électronique, de leur délivrer des diplômes, de leur ouvrir un accès à l’espace numérique de travail qui contient les textes de leurs cours et de leurs travaux pratiques, ainsi qu’au système d’examens en ligne.
Si l’axe d’un SI universitaire (de tout SI) est l’annuaire électronique, la pièce la plus complexe, aussi surprenant que cela puisse paraître aux yeux de qui ne s’y est pas frotté, en est le système de gestion intégré des emplois du temps et de l’attribution des salles, dont l’enjeu n’est pas mince, puisqu’il détermine la bonne utilisation du parc immobilier, second poste de coût après la rémunération des enseignants. Les chercheurs en recherche opérationnelle savent que c’est un problème NP-complet. De mon temps nous sommes seulement parvenus à gérer, pour résumer, les salles d’un côté, les emplois du temps de l’autre, j’espère que mon successeur pourra aller plus loin.
Comment faisait-on avant l’informatique ? D’abord, il y avait beaucoup moins d’étudiants (29 900 en 1900, 309 700 en 1960 dont à peine 200 000 pour l’université stricto sensu, 2 347 000 en 2012 dont 1 400 000 pour l’université stricto sensu) et d’enseignants, les universités étaient artisanales, et en proportion il y avait plus de personnel administratif ; une armée de personnels administratifs accomplissaient les tâches administratives, devenues aujourd’hui beaucoup plus lourdes, et effectuées soit par des ordinateurs, soit par les enseignants (les effectifs administratifs ont stagné). La bureaucratie était moins envahissante, elle a profité de l’informatique pour proliférer et se perfectionner.
Complexité intrinsèque ou artificielle
Les systèmes informatiques que je viens d’énumérer (scolarité, annuaire, emplois du temps) sont intrinsèquement complexes, et le resteraient même si l’on pouvait balayer la complexité superfétatoire engendrée par la bureaucratie du système public français : cela justifie l’intégration des divers systèmes informatiques dans un ensemble plus vaste qui les coordonne, le SI.
La gestion financière et comptable d’une université de taille moyenne comme Dauphine, par contre, n’est complexe que par la vertu du système incroyablement archaïque et redondant de la comptabilité publique française. J’ai dirigé pendant dix ans l’informatique scientifique de l’Institut Pasteur, organisme économiquement et sociologiquement très proche d’un institut de recherche public, mais de droit privé, ce qui l’affranchit des contraintes invraisemblables de la comptabilité publique : la gestion financière et comptable y était sobre, efficace et réactive, sans pour autant être laxiste, le contrôle des actes était effectué a posteriori par des auditeurs compétents, un logiciel de comptabilité pour grosse PME faisait bien l’affaire. Dans un organisme public, le contrôle a priori paralyse tout, l’imbroglio des règlements est tel que la plupart des agents chargés de les appliquer ne les comprennent qu’imparfaitement, et les appliquent de façon restrictive par crainte de les violer.
Du fait de la lourdeur des règles de comptabilité publique, le système financier et comptable cesse d’être un organe nécessaire au fonctionnement de l’université, il devient une fin en soi, et beaucoup de ses agents sont plus préoccupés du respect du formalisme administratif que de la bonne marche de l’institution, ce dont il est difficile de leur tenir rigueur : c’est selon ce système qu’ils sont jugés, et le système est mauvais. Le plus courtelinesque, c’est que chaque mesure de « simplification », telles que les modifications du Code des marchés publics, qui interviennent en gros tous les cinq ans et qui anéantissent toutes les compétences durement acquises, ou que la LOLF (Loi d’orientation des lois de finances, une méta-loi en quelque sorte), ajoutent encore une couche de complexité. Bref, le SI doit aussi intégrer les finances et la comptabilité, et ce n’est pas une partie de plaisir. Il y a une vingtaine d’années j’étais un expert en marchés publics, rapporteur devant la Commission centrale des marchés de l’État, j’en ai tiré un article. Ce système est calamiteux, il ne diminue ni les coûts ni l’incidence des malversations.
Fermer le ministère de l’enseignement supérieur ?
Inutile de dire que la centralisation du fonctionnement des 83 universités françaises (sans compter les diverses écoles et autres institutions comme les instituts nationaux polytechniques) par un ministère napoléonien ne simplifie rien. Les diplômes nationaux, censés permettre que la licence de physique d’Orsay soit exactement la même que celle de Perpignan, constituent une fiction qui nuit à Orsay autant qu’à Perpignan. Les « remontées LOLF » sont une des séances de rigolade les plus appréciées des connaisseurs : la LOLF était une bonne idée, transformée en cauchemar par les fonctionnaires de Bercy. En gros l’administration centrale ne rend aucun service, n’effectue aucun traitement utile de données, mais compense cette pingrerie par un flot généreux de directives, d’obligations, de contraintes et d’exigences. Les récentes « responsabilités et compétences élargies » (RCE) octroyées par la loi « Libertés et responsabilités des universités » (LRU), si elles comportent de nombreux aspects positifs, restent à compléter par un allègement radical des contraintes sans cesse accrues qui pèsent sur l’activité proprement universitaire, et qu’il serait impossible de satisfaire sans le SI.
N’oublions pas non plus que cette centralisation napoléonienne du système d’enseignement supérieur et de recherche est le terreau sur lequel prospèrent les syndicalismes enseignant et étudiant, qui en sont donc les soutiens inconditionnels.
Bref, une université a vraiment besoin d’un SI, conforme aux enseignements de Michel Volle, parmi lesquels celui que je préfère et que j’ai toujours mis en avant dans la mesure du possible est l’exigence de sobriété.
Ce n’est pas pour cela que tout se passe bien. Pouvoir accéder aux données de scolarité de leurs étudiants est une demande récurrente et justifiée des enseignants. Le Conseil d’orientation du SI, présidé par le Président de l’université et auquel participait la Directrice générale des services (responsable de toute l’administration), avait dit oui, nous avions les uns et les autres donné des consignes en ce sens, ce n’est pas pour autant que cela s’est fait, et mon pronostic est que cela ne se fera jamais, du fait des agents administratifs de base, qui répugnent à l’idée que les enseignants puissent intervenir sur les notes de leurs étudiants. Et même si cela se faisait, la complexité de la base de données de scolarité (le schéma qui la décrit compte 1 600 pages) en fait un tel labyrinthe que seuls les professionnels à plein temps peuvent en extraire une information utile. Encore une fois, le sujet est intrinsèquement compliqué, mais la volonté de contrôle et de centralisation du ministère en ajoute une couche supplémentaire.
Et dans un établissement de recherche ?
Maintenant que nous sommes résignés au SI pour les universités, voyons ce qu’il en est dans un institut de recherche, tel que l’Inserm ou l’Institut Pasteur. Un tel institut est, fondamentalement, une coopérative de PME. L’Institut Pasteur a quelques deux cents unités de recherche, l’Inserm quelques cinq cents, dont chacune a plus de relations fonctionnelles avec celles qui travaillent sur des sujets voisins au sein d’autres institutions dans d’autres pays qu’avec les équipes qui travaillent sur des sujets différents dans le même couloir. Il n’y a pas de masses d’étudiants à administrer, chaque unité de recherche a ses propres sources de financement, comparer cette organisation à celle du Louvre des antiquaires ou d’un centre commercial est à peine caricaturer : il faut cotiser pour les ascenseurs, le gardiennage, le parking...
J’avais été recruté à Pasteur pour y créer un service d’informatique scientifique, ce qui fut fait. Il y avait aussi un service d’informatique administrative, distinct. Cela marchait plutôt bien. Ce qu’il y avait de bien dans mon groupe, c’est que, chose rarissime en France, des chercheurs et des ingénieurs y travaillaient ensemble sur un pied d’égalité : en effet, les ingénieurs laissés à eux-mêmes manquent de stimulation intellectuelle et risquent d’adopter des attitudes conservatrices, par respect de la loi du moindre effort, cependant que des chercheurs isolés et dépourvus de moyens suffisants risquent de s’enfermer dans un solipsisme peu productif. Là, quand une chercheuse avait besoin de crédits pour organiser un séminaire, c’était une goutte d’eau dans le budget du réseau et des serveurs, et c’était réglé en dix minutes, tandis que dans une unité CNRS ou Inria il lui faut six mois de mendicité assidue pour un résultat moins satisfaisant.
Bref, à l’époque, l’Institut Pasteur avait de l’informatique administrative, de l’informatique scientifique, et pas de SI, ce dont il se passait très bien. À l’issue des événements qui précédèrent mon départ, la direction, qui n’était plus celle qui m’avait fait venir, a décidé que l’informatique serait managériale, et qu’informatiques de gestion et scientifique seraient réunies au sein d’une DSI, à la tête de laquelle fut recruté un consultant d’un grand cabinet international, armé de tous les principes de la gestion de projet et du processus d’amélioration continue. Il ne fallut guère de temps pour vérifier que cette organisation, à la mode dans les entreprises privées il y a une quinzaine d’années, n’était pas très adaptée à un institut de recherche, et le DSI fut un des premiers à s’en rendre compte. Bref, Pasteur est revenu à l’état dans lequel je l’ai trouvé en 1991, sans informatique scientifique digne de ce nom, cependant que les unités de recherche riches s’achètent des moyens de calcul privés, ce qui est plus facile que d’avoir une équipe d’ingénieurs compétents, qui en général font défaut. Il manque surtout le climat d’échange intellectuel nécessaire à un véritable développement de la création scientifique en informatique biologique.
À l’Inserm et ailleurs
À l’époque où j’ai dû quitter l’Institut Pasteur, l’Inserm n’avait pas d’informatique scientifique, et une séquence de décisions politique débiles avaient entraîné le démantèlement des équipes informatiques du Généthon et d’Infobiogen, qui en tenaient lieu. Le Directeur général de l’Inserm, récemment entré en fonctions, m’a fait venir avec dans l’idée la reconstitution d’une telle équipe. Je suis venu, mais cette idée n’a pas pu être mise en œuvre : le Secrétaire général et l’administration ne voulaient pas qu’un seul centime soit détourné du budget du SI au profit de la science, cette activité futile, et le Directeur général, qui avait d’autres chats à fouetter, ne pouvait pas s’opposer tout le temps à leur activité de sape patiente, multiforme, assidue, et de surcroît soutenue par le ministère. Je peux témoigner que l’essentiel des budgets de l’administration centrale de l’Inserm était consacré à des activités bureaucratiques, et que parmi celles-ci la DSI en absorbait la part du lion. Le DG a remporté quelques victoires importantes contre la bureaucratie (les Contrats avenir pour les jeunes chercheurs notamment), mais il ne pouvait pas être 24h sur 24 sur tous les fronts, et sur celui du SI les bastions bureaucratiques étaient bien fortifiés et tenus par des troupes nombreuses et aguerries.
Il y avait à la DSI de l’Inserm une activité franchement utile : le réseau, qui irriguait les multiples sites dispersés dans toute la France. Quant à l’informatique administrative, elle était affligée de tous les archaïsmes imposés par le centralisme et la gestion publique à la française (cf. ci-dessus), accrus par l’incompétence insondable de certains responsables de projets, la sous-traitance à tout va, et par endroits une véritable persécution de tout ce qui pouvait ressembler à une quelconque compétence. Bref, le management et la gestion de projet soufflaient en rafales avec leurs effets habituels. Le budget du système financier et comptable a fini par atteindre un cumul de plusieurs dizaines de millions d’euros (en comptant les investissements en matériel et en logiciel et les prestations de services), et lors de sa mise en service les fournisseurs n’ont pas pu être payés pendant plus de six mois. En fin d’exercice il fallait repasser à la main toutes les écritures erronées, mais cela s’appelait « réfection de base de données », et au lieu d’être effectué par des fonctionnaires mal payés, c’était sous-traité à près de mille euros la journée. Tout cela pour ne servir à rien, puisque ce système absorbait une quantité énorme d’énergie, de temps de travail et d’information, mais ne restituait rien d’utilisable, même pas de comptes réglementaires, sans même rêver de tableaux de bord ou de synthèses utiles au terrain.
On me dira que cette expérience ne plaide pas contre le SI en général, mais contre une mauvaise mise en application des idées du SI. Le problème est que souvent c’est ainsi. Et quand cela marche tant bien que mal, c’est avec des coûts bien supérieurs à ceux d’une plus modeste informatique de gestion, qui rend les mêmes services.
Est-ce intéressant ?
On l’aura compris, le rôle d’un SI est principalement l’automatisation des opérations administratives et bureaucratiques, cela dit sans nuance péjorative : aucune organisation contemporaine ne peut survivre sans une bureaucratie efficace. L’édification d’un SI peut être une entreprise passionnante sur le plan sociologique, parce qu’elle permet de comprendre en profondeur le fonctionnement de l’organisation concernée, les rapports de force qui s’y jouent, les motivations des acteurs. Si mon expérience à Dauphine a été frustrante, c’est parce que je n’ai pas été placé comme il l’aurait fallu : comme l’écrit Michel Volle, le SI doit être le réceptacle et le moyen d’expression des intentions de l’institution, et pour cela il faut être en situation d’au moins être informé de ces intentions. Dès lors que le SI était mis sur le même plan que le balayage des couloirs (cela dit sans négliger les gens qui balayent les couloirs, parmi les plus sympathiques et les plus estimables que j’ai rencontrés dans cette université), cette connaissance des intentions n’était pas vraiment possible ; combien de fois n’ai-je été informé qu’au dernier moment d’une décision prise six mois avant, et que j’étais prié de mettre en œuvre dans la semaine alors qu’il aurait fallu trois mois de préparation.
Cela dit, hors la curiosité sociologique, l’automatisation de la bureaucratie ne présente pas de grands attraits. Cela peut devenir amusant s’il faut écrire des programmes, mais justement l’art de la construction des SI consiste pour une grande part à éviter de se lancer dans la réalisation de programmes spécifiques, qui vont grever le coût de réalisation et surtout le coût des évolutions ultérieures, qui vont au fil du temps devenir de plus en plus laborieuses et dispendieuses.
Faut-il enseigner cela à des enfants et à des adolescents ? Surtout pas, ils vont s’ennuyer à mourir et prendre en grippe tout ce qui s’y rapporte, alors que l’apprentissage de la programmation des ordinateurs présente des aspects ludiques à même de les captiver. L’enseignement des principes des SI est de nature à intéresser des gens qui ont déjà une dizaine d’années d’expérience professionnelle, dont plusieurs années d’informatique. Former des soi-disant « architectes du SI » qui n’ont jamais mis la main à la réalisation d’un logiciel, c’est former des cuistres et contribuer à la ruine de leurs employeurs.