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Un livre de Chris Anderson
La longue traîne
Why the Future of Business is Selling Less of More
Article mis en ligne le 4 septembre 2007
dernière modification le 9 août 2018

par Laurent Bloch

Après avoir beaucoup concédé aux critiques que Denis Olivennes et Olivier Bomsel ont formulées à l’encontre des nouvelles pratiques d’accès aux œuvres musicales et vidéographiques en ligne, il est juste d’accorder une place à un point de vue différent, celui que Chris Anderson, le rédacteur en chef du magazine Wired, a exposé dans un livre dont la (bonne) traduction porte un titre, « La longue traîne », moins évocateur que l’original : « The Long Tail - Why the Future of Business is Selling Less of More ».

Critiques de l’accès aux œuvres par le Web

Rappelons les axes des critiques de Bomsel et d’Olivennes :

 le téléchargement gratuit est spoliation des auteurs des œuvres ;
 la gratuité est une illusion qui voile la réalité d’un marché à deux versants, où celui qui croit être le consommateur est en fait « vendu » au client réel ;
 dans un univers d’accès libre (éventuellement gratuit) à une immense variété d’œuvres, le risque existe que rien ne permette au public de distinguer les œuvres qui pourraient l’intéresser, et l’exemple de la télévision hertzienne suggère que dans un tel contexte la médiocrité risque de triompher ; le manque souligné ici est celui d’un système de signalisation des œuvres, rôle habituellement rempli par les éditeurs, par la critique, par les émissions de radio ; la solution suggérée par Bomsel est la généralisation des canaux payants, comme la télévision par câble ou satellite, qui affranchit les producteurs de l’empire exclusif de l’audimat et de la publicité.

Écartons d’emblée la question de la gratuité, qui est un fantasme purement français : pour Chris Anderson la question ne se pose pas une seconde, et d’ailleurs il n’envisage à aucun moment que les œuvres puissent ne pas être l’objet d’un marché, ni que se les procurer au mépris des droits des éditeurs puisse être autre chose qu’un délit. On ne trouvera donc chez lui aucune justification du téléchargement sauvage.

Contraintes physiques et logistiques du commerce

Le livre d’Anderson s’inspire de l’exemple d’entreprises comme Amazon et Google. Il ouvre son livre par un intéressant historique de l’essor de la vente par correspondance, permis aux États-Unis à la fin du XIXe siècle par le développement du chemin de fer et de la
poste, puis de son déclin lorsque l’automobile stimula le développement des centres commerciaux péri-urbains. Les entreprises emblématiques de ces deux types de commerce, respectivement Sears, Roebuck & Co et Wal-Mart, avaient à résoudre des problèmes logistiques : comment gérer les entrepôts, et, pour la seconde, que mettre dans les rayonnages des magasins. La solution pertinente de ces problèmes était pour elles la clé du succès (ou de l’échec).

Un catalogue de taille infinie...

Anderson se pose alors la question : que se passe-t-il si les entrepôts
et les rayonnages, et donc le catalogue, ont une taille infinie ? Si par
exemple on compare la politique de Tower Records, le grand distributeur
de disques américains (qui a déposé son bilan fin 2006) et celles de
Rhapsody ou de iTunes, qui diffusent de la musique en ligne, il apparaît
que si le premier était condamné, de façon vitale, à identifier les
grands succès et leur longévité, les distributeurs en ligne peuvent
se permettre d’avoir un catalogue beaucoup plus large, où trouveront
place des morceaux qui n’auront peut-être qu’un acheteur par an. Et c’est
ce qu’ils font effectivement : stocker plus de musique ne demande que
d’acheter plus de disques durs, ce qui est presque gratuit.

... permet d’offrir des œuvres confidentielles

C’est à ce point de son enquête (qui fut longue et minutieuse) qu’Anderson fit une découverte : la vente de ces œuvres qui n’ont qu’un acheteur par an, que ce soit des livres chez Amazon ou de la musique chez iTunes, est rentable, et même très rentable (même si pour les livres Amazon a quand même à résoudre quelques problèmes logistiques), à condition que la vente ait lieu en ligne. Ainsi, pour la librairie Barnes & Noble, « les 1,2 millions de titres du bas du classement génèrent seulement 1,7% de ses ventes en magasin, mais pas moins de 10% de ses ventes sur Internet... Pour l’industrie du disque, dans le commerce classique les 1 000 premiers albums constituent 80% du marché total (en réalité, dans une grande surface qui propose seulement une partie de l’offre des CD, les 100 premiers albums peuvent générer plus de
90% des recettes). À titre de comparaison, les mêmes 1 000 premiers morceaux représentent moins du tiers des ventes sur Internet. Ainsi, une bonne moitié du marché en ligne est constituée d’albums situés au-dessous des 5 000 premiers. »

C’est cela la longue traîne : si l’on trace la distribution des ventes de CD, par exemple, avec le nombre de ventes en ordonnée, et en abscisse les titres de CD triés par rang de succès, on obtient la branche d’hyperbole prédite par Pareto. Les points aux valeurs élevées en abscisse correspondent à des CD dont les ventes sont très faibles, mais comme il y en a beaucoup, leur vente peut rapporter de gros revenus, à condition de réduire les coûts logistiques et de transaction, ce que font précisément les systèmes de vente en ligne
d’Amazon ou de iTunes. Ainsi, l’Internet permet un accroissement de la diversité culturelle, mais à une condition : que le système de vente soit assorti d’un système de signalisation qui permette à l’internaute de trouver le disque rare dont il ne sait peut-être même pas qu’il existe. Ce système, bien sûr, est fourni par Google.

Réhabilitation de l’édition à compte d’auteur

Pour les livres, les possibilités de la longue traîne bénéficient d’un effet de levier multiplicateur grâce à l’évolution des techniques d’impression : il existe aujourd’hui des matériels d’imprimerie qui permettent à des conditions économiques raisonnables de tout petits tirages, voire des tirages à l’unité, ce qui permet littéralement de produire le livre à la demande. J’ai personnellement l’expérience de lulu.com : c’est impressionnant. L’auteur fournit le texte au format PDF, le client choisit son type de reliure,
l’illustration de couverture, le papier, il peut aussi télécharger le PDF et faire son affaire de l’impression. Les prix sont plutôt bas. L’édition à compte d’auteur, qui était vouée au dédain malgré le précédent de livres fameux, comme pratiquement toutes les œuvres de Nietzsche, devient tout à fait respectable. Addendum 2018 : depuis l’écriture de cet article, Amazon a lancé son système Kindle Direct Publishing (KDP), que j’utilise pour ma plus grande satisfaction.

Ce sont aussi les nouvelles techniques de production de livres, de la
composition à l’impression, qui ont permis l’éclosion de petits
éditeurs très spécialisés et à prix très compétitifs, comme les
éditions Paracamplus, lancées à
l’initiative de Christian Queinnec pour proposer aux étudiants des
livres d’informatique à prix modéré.

Agrégation informatique de la distribution

Mais l’exploitation de la longue traîne au moyen d’Internet permet
d’aller encore plus loin, c’est l’agrégation de canaux de distribution.
Anderson cite l’exemple du livre d’occasion : à l’exception du marché
des manuels scolaires et universitaires, c’était un secteur assez
léthargique, du fait de l’éparpillement de l’offre entre des milliers
de libraires aux stocks assez disparates. Un libraire visionnaire,
Richard Weatherford, et un ancien sous-secrétaire du gouvernement
Clinton, Marty Manley, ont créé Alibris, qui consolide électroniquement
les catalogues de milliers de libraires d’occasion. Ainsi, le client
qui cherche un livre rare ou épuisé peut le trouver, même à l’autre
bout du pays. Le catalogue Alibris est ouvert aux grands distributeurs
comme Amazon ou Barnes & Noble, ce qui permet à un libraire de province
d’accéder à un marché national. Grâce à ce système, le marché somnolent
du livre d’occasion connaît désormais une croissance à deux chiffres,
essentiellement issue de la vente en ligne. Je sais que des systèmes
analogues existent en France, sans que j’en connaisse les détails.

Dans la même veine, Amazon accueille dans son système informatique une
foule de petits libraires, et même d’autres commerçants ; ainsi Amazon
vend des confitures, 1 200 variétés de confiture. Bien sûr, il n’y a
pas un pot de confiture dans les entrepôts d’Amazon, qui se contente
d’être l’intermédiaire entre une kyrielle de détaillants spécialisés et
les clients.

La signalisation des œuvres

Offrir de la diversité ne suffit pas : il faut la porter à la connaissance des clients potentiels. Google et les moteurs de recherche internes au site y contribuent, mais le système d’Amazon offre d’autres possibilités. De même que le commerçant chevronné sait ce qu’il peut espérer vendre à ses clients réguliers, Amazon connaît le profil de ses clients, peut les comparer entre eux, et proposer ainsi en connaissance de cause tel ou tel article lors de la
navigation : si vous êtes lecteur d’Herman Melville et de Joseph Conrad, vous aimerez la confiture d’algues japonaises.

Ce que font iTunes pour la musique et Amazon pour la confiture, Google le fait pour la publicité : des milliers d’annonceurs microscopiques affichent, selon un procédé décrit par Michel Volle, leurs placards sur des milliers de sites Web artisanaux rémunérés au clic d’internaute, et ça marche ! Incidemment, Google a réalisé ainsi 11 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2006.

Quand même quelques questions

À ce point du compte-rendu, le lecteur éprouve peut-être un certain agacement de cette description idyllique du monde promis et déjà en partie réalisé grâce à l’Internet : le moment est sans doute venu d’introduire un peu d’esprit critique.

L’analyse d’Olivier Bomsel est irréfutable pour ce qui concerne les services de communication et de diffusion d’information « classiques » et leurs relations avec les nouvelles technologies informatiques : réseaux téléphoniques filaires ou hertziens qui
reposent sur des infrastructures spécialisées colossales, chaînes de télévision hertziennes et super-productions holywoodiennes dont le prix à la minute est exorbitant, ce qu’Anderson appelle la culture des blockbusters et du Top 50.

L’Internet, support de communication universel

Le livre d’Anderson montre que l’Internet et les autres techniques
informatiques, loin de mener inéluctablement à de plus en plus de
concentration de monopoles culturels de plus en plus coûteux, peut
faciliter l’accès au public (et au marché) d’œuvres, de créations et
de services plus confidentiels. L’analyse qui vaut pour Orange ou
Deutsche Telekom ne s’applique pas à Skype ou à Blackberry, créés par
une poignée d’informaticiens et qui sont maintenant des leaders
mondiaux. Ceci est possible parce que l’Internet est un support de
communication universel, apte à transmettre tout type de communication
de données. Il me semble que l’ampleur des conséquences de ceci a un
peu échappé à Olivier Bomsel.

Si les œuvres confidentielles de la longue traîne peuvent enfin
rencontrer leur public et enrichir leur distributeur grâce à
l’Internet, leurs auteurs pourront-ils en vivre ? À cela la réponse
est qu’ils ne l’ont jamais pu, en tant qu’auteur de livres je sais de
quoi je parle, et aucun des musiciens que je connais ne vit de la
vente de ses enregistrements. Pour l’immense majorité des créateurs,
le livre et le disque sont des moyens de se faire connaître, et de
trouver ainsi des sources de revenus plus substantielles.

Les œuvres rencontreront-elles leur public ?

Les moteurs de recherche et les bases de données d’Amazon sont-elles
vraiment des moyens de signalisation suffisants pour assurer que
chaque œuvre, aussi élitiste ou marginale soit-elle, pourra être
portée à la connaissance de son public ? Que serait-il advenu de Denny
Zeitlin, d’Edgar Varese ou de Mario Rigoni Stern à l’heure de Google ?
Nul ne peut le dire, et c’est bien la question, mais en tout cas mon
âge déjà avancé me permet un coup d’œil rétrospectif, qui me garantit
que l’accès aux œuvres d’art, de littérature et aux informations les
plus variées est aujourd’hui sans commune mesure avec ce qu’il en
était lors des années 1960 grisâtres et étriquées de ma jeunesse, sans
d’ailleurs que je puisse attribuer de façon univoque cette évolution à
l’Internet ni à aucune autre cause.