Louis Bréas était comme son épouse Andrée statisticien à l’Insee. Pendant la douzaine d’années que j’ai passées dans cette maison nous nous sommes abondamment fréquentés, la plupart du temps au sein du Département Informatique. J’ai gardé de Louis le souvenir d’un homme d’une prestance décontractée, élégant dans son expression écrite ou orale comme dans son vêtement, et je pourrais en dire autant d’Andrée, une femme élancée, au caractère plus impétueux que son mari, et certains mâles de l’Insee qui croyaient pouvoir impressionner en elle une faible femme n’ont eu qu’à s’en mordre les doigts.
En 2014 le Comité pour l’histoire économique et financière de la France a lancé un concours autobiographique auprès des retraités de l’Insee. Louis a eu le premier prix, Andrée était aussi très bien classée. Le texte de Louis, Parcours d’un enfant des Trente Glorieuses, publié aux Éditions Eyrolles, est disponible sur papier ou en livre électronique. Pour le dire d’emblée, c’est passionnant, plein d’humour, bien écrit, bref, une lecture recommandable. Je pensais que ma proximité avec le monde statistique et avec l’auteur pouvait m’avoir inspiré un biais favorable, mais mon épouse, totalement étrangère à cet univers, a pris à cette lecture le même plaisir que moi. Et en plus on apprend des tas de choses sur le fonctionnement de la statistique publique et de l’administration française.
Chose que j’ignorais totalement, Louis était enfant du prolétariat, né en 1939. Son père était tourneur à l’arsenal de Roanne, militant communiste, résistant pendant la guerre. Entre 1944 et 1947 la tuberculose a emporté ses parents et son plus jeune frère, seuls son frère aîné et lui ont pu en guérir. Après trois ans de préventorium, enfance et adolescence furent ballottées entre oncles et tantes et familles d’accueil d’hospitalités inégales. Le frère aîné, Jean, a passé onze ans de sa vie entre sanatoriums et postcures, c’est sans doute à ces circonstances qu’il a dû le goût de la lecture et la curiosité intellectuelle qui lui ont permis des études supérieures, et qu’il a communiqués à Louis.
Louis est allé au lycée, il était potentiellement bon élève, mais la discordance avec l’environnement social était trop grande, il en est sorti sans le moindre diplôme pour faire son service militaire en Algérie, loin des combats mais au moment du putsch des généraux. Et c’est à son retour en 1962 que son frère le guide vers l’Insee, où il entre d’abord comme vacataire, avant de passer le concours d’attaché (le même que je passerai plus tard), qui lui assure une stabilité professionnelle solide. Il faut savoir qu’en 1939 la Statistique générale de la France employait 139 personnes, alors qu’à la veille de la Libération, après absorption par le Service national de statistiques créé par René Carmille, c’est un service de 8000 personnes avec 18 directions régionales qui va donner naissance à l’Insee en 1946. Un tel essor donne aux statisticiens un esprit pionnier dont j’ai perçu les derniers éclats lorsque je les ai rejoints en 1967 par mon entrée à l’Ensae. Mais il en restera toujours une tradition de rigueur scientifique et d’indépendance à l’égard du pouvoir politique, loin de l’ambiance assez servile des administrations financières.
Le premier poste de Louis à sa sortie de l’école sera à la Guadeloupe, où il devait créer le service statistique départemental, malheureusement sous l’autorité du préfet et à la merci du secrétaire général de la préfecture, dans toute la pesanteur autoritaire et bureaucratique de l’administration coloniale. Le tableau qu’il donne de la société guadeloupéenne est sans complaisance mais sociologiquement assez détaillé et coloré.
C’est à son retour de Guadeloupe qu’il va entrer, pour une dizaine d’années, au Service électronique, bientôt réorganisé en Département de l’Informatique, rue Boulitte, dans le quatorzième arrondissement. C’est une période d’essor impétueux de l’informatique de l’Insee, auquel Louis (et Andrée) vont contribuer de façon très significative (noté par moi, pas par le livre). Ce qui était formidable à cette époque, dont j’ai connu la fin d’abord en 1968 pour un stage informatique de deux mois dans le cadre de la scolarité de l’Ensae, puis en 1969 et 1970 après mon entrée au Département, c’est que tout le monde était réuni, du haut en bas de l’échelle et sur tout l’éventail des métiers, et les idées circulaient. La déplorable réforme pilotée par l’exécrable cabinet McKinsey à partir de 1971 allait détruire cette ambiance aussi sympathique que stimulante et productive (là aussi c’est moi qui juge).
Rue Boulitte Louis allait devenir (brièvement) délégué CGT, et découvrir le syndicalisme de bureau (assez différent de celui de son père à Roanne ou de son oncle à Saint-Étienne) avec ses grèves rituelles annuelles et leurs revendications tout aussi rituelles.
Curieusement, alors que j’ai connu Louis excellent informaticien, rédacteur d’un manuel de programmation en langage PL/1 qui m’a servi de modèle pour mes propres exercices sur ce terrain, très bon connaisseur des arcanes du système d’exploitation OS/360 tout juste arrivé rue Boulitte, il se dit peu passionné par ces aspects qu’il voit seulement comme de la technique (il faut dire qu’à l’époque cette vision de l’informatique était très partagée, y compris par moi). Bref, il préférera, dès cette époque et pour le reste de sa carrière, s’intéresser aux aspects fonctionnels des applications informatiques, aux questions de circulation d’informations, de mise en cohérence des données, ce que l’on regroupera plus tard sous l’appellation Système d’information. Et sur ce terrain il donnera toute sa mesure en réalisant, à partir de 1981, le système Sirene, le répertoire national des entreprises dont l’entité la plus connue est le « numéro SIRET » dont quiconque a eu le moindre contact avec le monde de l’entreprise a forcément entendu parler.
Entre la rue Boulitte et Sirene il y a eu un second séjour en Guadeloupe, moins ascétique que le premier mais toujours plein d’épisodes surprenants et instructifs. Puis Louis Bréas se spécialisera de plus en plus dans la conception et l’audit de vastes systèmes d’information, dans la mise en cohérence de données administratives de sources et de destinations hétéroclites mais qu’il faut néanmoins rendre intelligibles et simples si l’on veut que l’administré et les logiciels s’en dépatouillent. Sa compétence sera suffisamment notoire sur ce terrain pour que la Cour des comptes le retienne pour la fin de sa carrière, et qu’il ait à y auditer des systèmes d’information aussi complexes et sensibles que ceux de la CNAMTS et du système Sesam-Vitale, sans compter des missions de coopération, par exemple pour conseiller l’administration chinoise désireuse de créer un répertoire des entreprises inspiré de Sirene [1].
Bien au delà de sa lecture agréable, ce livre est un témoignage qui contribue significativement à l’histoire et à la sociologie de la statistique publique, il analyse certains aspects peu connus (et parfois peu glorieux) des rouages de l’administration française. Je ne saurais trop en recommander la lecture.