Yannis Haralambous, chercheur en typographie informatique et professeur à l’IMT Atlantique, est un puits de science typographique et scripturale, ni les écritures devanagari de l’Inde du Nord ni celles du syriaque ou de l’ouïgour, non plus que leur typographie, n’ont de secrets pour lui, pas plus que les spécificités de l’écriture de l’hébreu pour le texte biblique, qui indique en même temps que le texte la mélodie selon laquelle il convient de le psalmodier. Vous trouverez nombre de ses articles dans les archives des Lettres GUTenberg, de l’association du même nom.
Yannis Haralambous a publié en 2004 chez O’Reilly un livre, Fontes & codages, à la page 398 duquel je trouve confirmation d’un événement curieux et ignoré, dont j’avais entendu parler, mais sans en avoir confirmation, et qui lui a été mentionné en 2000 à Clausthal par le célèbre typographe Hermann Zapf. Il m’a aimablement autorisé à reproduire le passage en question :
« La guerre éclata et en Allemagne, le 3 janvier 1941, en plein milieu de la folie collective que fut le nazisme, une circulaire du Führer dévoila aux Allemands que :
“appeler la soi-disante écriture gothique une écriture allemande est une erreur. Le Schwabacher est en fait une lettre juive. Lors de la diffusion de l’imprimerie, les Juifs se la sont appropriée et ont imposé le Schwabacher à l’Allemagne. Après une discussion du Führer avec le propriétaire d’imprimerie Herr Adolf Müller, il a décidé que dorénavant l’écriture gothique est interdite et la romaine devient écriture standard du Reich...”
Hitler avait, sans doute depuis un moment, envie de se débarrasser des gothiques. Le Herr Müller — s’il a vraiment existé, car le nom “Müller” est l’équivalent de notre “Dupont” — lui a fourni l’excuse nécessaire. D’ailleurs c’est un argument qui a beaucoup servi pendant le nazisme : pour se débarrasser d’un voisin ou d’un concurrent, il suffisait de le dénoncer comme étant Juif. Hitler a appliqué la même méthode au patrimoine culturel allemand.
Ce jour-là, un jeune dessinateur du nom de Hermann Zapf [1] travaillait sur le Gilgengart (d’après le livre que Jean Schönsperger avait préparé pour l’Empereur Maximilien, en 1519), une très belle Fraktur qui ne sortit, de ce fait, qu’après la guerre :
Quand l’auteur demanda à Hermann Zapf, 60 ans plus tard, ce qu’il avait senti en apprenant l’interdiction des gothiques, il répondit : “j’ai voulu rire, mais le rire était interdit”.
Néanmoins, il est facile de tout mettre sur le compte du nazisme. Hitler ne fut pas le seul coupable en ce qui concerne la disparition des écritures gothiques, et très probablement la situation aujourd’hui aurait été similaire même s’il ne les avait pas interdites. En effet, l’armée américaine occupante interdit leur utilisation à cause de leurs prétendues connotations nazies. Et après le départ des troupes américaines, le nouveau gouvernement fédéral allemand ne se soucia pas davantage de la ré-introduction des gothiques. »
(Yannis Haralambous, Fontes & codages, p. 398, O’Reilly, 2004.)
Précision apportée ultérieurement par Yannis Haralambous : « À noter qu’il y a un cafouillage terminologique : la directive dit “Die sogenannte gotische Schrift (Fraktur) ist keine deutsche Schrift, sondern auf die Schwabacher Judenlettern zurückzuführen.” mais la Fraktur n’est pas une évolution du Schwabacher, ces deux écritures existent depuis le 16e siècle et ont toujours co-existé. »
Et si vous voulez continuer à apprendre des choses surprenantes aux confins de la typographie et de la linguistique, notez sur vos agendas les dates de la conférence Grapholinguistics in the 21st century—From graphemes to knowledge !
Ci-dessous le fac-similé du document nazi original.