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IBM et Microsoft contre les GAFA, Cisco contre Huawei : bien gérer son déclin
Article mis en ligne le 20 mars 2018
dernière modification le 5 janvier 2023

par Laurent Bloch

Révolution industrielle sous concurrence monopolistique : le risque maximum

Sous le régime de concurrence monopolistique qui régit la troisième révolution industrielle en cours, sur chaque segment de marché règne une entreprise et une seule. C’est ce que nous apprennent les travaux de Michel Volle et de l’Institut de l’Iconomie. Il en est ainsi parce que les rendements y sont croissants, et que dès lors qu’une entreprise a pris de l’avance sur ses concurrents elle les ruine à coup sûr. C’est pourquoi il n’y a qu’un seul Google, un seul Amazon, un seul Oracle, etc. Windows de Microsoft, macOS d’Apple et Android de Google se partagent le marché des systèmes d’exploitation parce qu’ils opèrent chacun sur un segment de marché différent. Linux existe à côté d’eux parce que le logiciel libre obéit à une logique économique complètement différente, inaccessible à leur concurrence.

Un régime économique où le risque est aussi grand a entraîné la disparition d’entreprises que l’on croyait invincibles. Ainsi Digital Equipment (DEC), dont à mon avis la qualité des matériels et des logiciels est restée inégalée, inventeur du mini-ordinateur, second constructeur mondial à la fin des années 1980 derrière IBM, avec quelques 100 000 salariés, bradé en 1998 à Compaq qui n’était même pas capable de comprendre ce qu’il achetait. Je reste « le veuf, l’inconsolé » du processeur Alpha.

Aussi, une entreprise qui comprend qu’elle n’est plus dans le courant le plus puissant de l’évolution technique et économique mais qui veut néanmoins éviter un sort si cruel doit-elle étudier des stratégies de repli. Nous allons voir que certaines y réussissent assez bien.

Tableau des réussites et des échecs

Voici un tableau de l’évolution du chiffre d’affaires et des effectifs de quelques acteurs majeurs de l’industrie informatique depuis 2012 [1]. Je n’ignore pas que la presse met plutôt en avant la capitalisation boursière, dont Jean Tirole pense qu’elle est un meilleur prédicteur de la performance à moyen terme que le chiffre d’affaires, mais il n’en reste pas moins que si le chiffre d’affaires est un fait, le cours d’une action est une opinion. Restons-en aux faits :

(milliards $) CA 2012 CA 2013 CA 2014 CA 2015 CA 2017
IBM 104 100 93 82 80
Effectifs 431 000 380 000 378 000 380 000
HP 104 112 111 139 98
Effectifs 317 000 302 000 315 000 94 000
Apple 156 171 183 234 230
Effectifs 80 000 98 000 115 000 123 000
Microsoft 74 78 86 94 90
Effectifs 127 000 118 000 118 000 124 000
Google 50 60 66 75 90
Effectifs 50 000 57 000 67 000 79 000
Amazon 61 74 89 107 178
Effectifs 183 000 230 000 566 000
Cisco 46 48 47 49 48
Effectifs 73 000 70 000 72 000 74 000
Huawei 35 39 47 61 75
Effectifs 170 000 180 000
Facebook 5 8 12 18 28
Effectifs 6 800 10 000 13 600 20 600

IBM

Au début des années 1970 le marché informatique consistait pour l’essentiel en vente et location d’ordinateurs. Le logiciel était considéré comme une prestation annexe fournie à titre gracieux, ce qui permettait incidemment d’avoir accès au code source du système d’exploitation, d’en modifier certaines routines et de le recompiler à l’occasion. Les activités de conseil et de services étaient beaucoup moins développées qu’aujourd’hui.

Et IBM détenait 70% de ce marché.

Au cours des années 1970 et au début des années 1980 ce monopole fut remis en cause à la suite d’une série d’arrêts de la Cour suprême des États-Unis et d’autres instances juridiques qui imposèrent la facturation séparée du matériel et du logiciel, ainsi que la publication des caractéristiques des interfaces matérielles, ce qui rendit possibles la naissance d’une industrie du logiciel et d’une industrie (essentiellement japonaise) de matériels « compatibles IBM », tant pour les périphériques que pour les ordinateurs complets (cf. à ce sujet un article sur l’évolution de l’industrie informatique américaine).

Ces nouveaux concurrents semblaient irrésistibles, ébranlaient l’hégémonie d’IBM et semblaient condamner l’industrie électronique américaine, où Intel plongeait dans les profondeurs du classement. Il s’agissait d’une véritable guerre commerciale, dont le Japon semblait devoir sortir vainqueur.

Les industriels américains lancèrent sur les terrains technique, juridique et économique une contre-offensive de grande envergure, depuis 1983, victorieuse au début des années 1990 (cf. l’article cité ci-dessus). Le Japon ne s’en est toujours pas relevé.

Ce qui se joue alors ressemble à la conquête de l’Angleterre par Guillaume le Bâtard : à peine Harold avait-il vaincu le Norvégien Harald au nord que Guillaume débarquait au sud et l’écrasait à Hastings. Là, IBM avait lui-même donné en 1981 le signal de l’essor du micro-ordinateur, qui allait peu à peu éroder ses positions.

Aujourd’hui, si l’on regarde le tableau ci-dessus, on observe le déclin lent mais régulier d’IBM. Leur vache à lait, ce sont les mainframes, très chers, très stables (le logiciel est pratiquement le même depuis quarante ans), toujours les favoris des banques et des assurances, mais sans espoir de développement du marché. Ils ont abandonné la fabrication de microprocesseurs (cédée à Global Foundries) et d’ordinateurs à processeurs Intel ou AMD (cédés à Lenovo). Restent les services, qui créent peu de valeur, d’où un ratio CA par employé assez faible.

Ce qui assure la survie d’IBM, ce sont :

 un retrait prudent des marchés à faibles marges ;
 la clientèle captive des mainframes : les banques ont des millions de lignes de code en Cobol dont elles sont incapables d’envisager la migration, parce qu’elles n’ont ni les finances ni les compétences nécessaires ;
 point lié au précédent : une population de dizaines de milliers d’ingénieurs et techniciens qui ne connaissent pas d’autre univers technique, qui sont prêts à se battre becs et ongles pour conserver celui-là, et que leurs employeurs ne peuvent pas remplacer.

Cela dit, IBM survit, mais sans possibilité de trouver de nouveau terrain d’expansion. Sur les terrains nouveaux où se joue l’avenir, informatique en nuage (cloud) ou Internet des objets, ils sont des suiveurs. Et l’IA est une baudruche sur-gonflée qui coûte cher et rapportera peu.

Cisco

J’ai vu naître Cisco en 1984. Ils ont enfourché le cheval de l’Internet au bon moment, c’est-à-dire une dizaine d’années avant qu’il n’inonde la planète, et ils ont anéanti les fabricants de matériels de télécommunications classiques, comme Alcatel, qui n’avaient pas compris que toutes les télécommunications allaient migrer vers l’Internet et les protocoles TCP/IP.

En 2010, Cisco régnait sans partage sur le marché des équipements de télécommunications, et comme pour IBM son meilleur appui était celui des milliers d’ingénieurs qui savaient configurer ses routeurs les yeux bandés, et qui ne voulaient pas entendre parler d’autre chose.

À cette époque, le problème que se posait Huawei était de ne pas devenir trop vite le numéro un, pour ne pas trop s’exposer. Il a d’ailleurs été aidé dans ce projet de modestie par les autorités fédérales américaines, qui l’ont pratiquement chassé du marché américain [2]. Mais rien n’y fait : quand les matériels sont non seulement bien moins chers, mai aussi de meilleure qualité, plus faciles à déployer et exempts de la jungle Cisco des sous-versions d’IOS incompatibles avec tel obscur dispositif matériel vendu dix fois le prix du marché, Huawei n’a pu échapper à son destin de leader mondial.

Maintenant Cisco stagne, Huawei va de l’avant, suivi par ZTE et par le petit letton Microtik. Mais je pense que Cisco échappera au sort de DEC, à cause de sa base installée, et parce que je ne vois pas qui aurait intérêt à le racheter, c’est cher et je ne vois pas l’intérêt (cela dit, je ne suis pas un prophète du monde des affaires, et peut-être que Cisco génère du cash, comme on dit dans ces milieux).

Microsoft

Et Microsoft dans tout cela ? Si l’on consulte le tableau ci-dessus, il semble être passé par son apogée et redescendre selon la même pente qu’IBM et Cisco, mais il faut se méfier des variations sur d’aussi courtes périodes, qui peuvent être de simples fluctuations conjoncturelles.

Si l’on observe les parts de marché des systèmes d’exploitation pour ordinateurs de bureau ou portables, Windows est (en février 2018) à 88,79%, macOS à 8,81%, Linux à 2,32% : on peut parler d’hégémonie. Mais si on regarde ce qu’il en est pour les smartphones et les tablettes, Android est à 65,93% et iOS à 32,57%, autant dire que Microsoft est absent de ce marché très dynamique, alors que les ventes d’ordinateurs de bureau déclinent et que le marché des portables est moins flambant que celui des smartphones. Au total, cela signifie qu’avec Android (basé sur Linux) Google est maintenant le numéro un des systèmes d’exploitation, toutes plates-formes confondues. Ajoutons que le marché, certes étroit, des super-ordinateurs est détenu à 100% par Linux, qui occupe aussi de fortes positions dans les Datacenters, le Cloud et l’Internet des objets (avec aussi Android).

Que conclure de cela ? Microsoft est leader sur des marchés en recul ou stagnants, et absent des marchés nouveaux ou encore à venir. Rien qui incite à l’optimisme. Microsoft prend pied dans le Cloud et les jeux, mais il n’y est qu’un suiveur, derrière Amazon et Nintendo.

Apple et HP

Juste un mot sur Apple : tout semble pour le mieux. Observons quand même que cette prospérité insolente repose principalement sur l’iPhone, produit de luxe vendu quatre ou cinq fois le prix du marché, et que par définition un tel marché est volatile, sujet aux effets de mode. Et n’oublions pas que Hewlett-Packard a ainsi vécu de ses imprimantes pendant des années, mais que maintenant c’est fini : son déclin a été habilement camouflé par le démantèlement de l’entreprise en deux tronçons, avec beaucoup de ventes de filiales et d’actifs, un destin ni glorieux ni même honorable.