Ce 11 janvier j’ai eu l’honneur et l’avantage d’être convié à un « déjeuner Pirarucu » dont l’invité était Gilles Dowek (cf. sur ce site le compte-rendu de son livre Les métamorphoses du calcul). Le Pirarucu, organisé par Dominique Lacroix, « se veut un carrefour de débats d’idées, informel et où la qualité des échanges interpersonnels autour d’une thématique commune est privilégiée. » Le thème du jour était « Informatique et épistémologie ». Voici les notes que j’ai prises, ainsi que quelques réflexions adventices. Gilles Dowek ne saurait bien sûr être tenu pour responsable des erreurs ou des imprécisions qui se trouveraient dans les lignes qui suivent, qui ne sont sans doute qu’un reflet infidèle de ses propos.
L’informatique dans la classification des sciences
L’informatique a fait irruption dans notre monde, qu’elle transforme et façonne de diverses façons : comment a-t-elle changé notre vision de la classification des sciences ? Sa place est-elle du côté des sciences de la nature, comme la physique, ou aux côtés des sciences spéculatives, comme les mathématiques ?
La philosophie distingue traditionnellement les jugements synthétiques, qui résultent de l’expérience et accroissent les connaissances, des propositions analytiques, dont la vérité est déterminée par la seule analyse de leur signification. Les sciences de la nature sont plutôt le domaine des jugements synthétiques, qui sont en général a posteriori, consécutifs à l’observation de phénomènes, objets de la science considérée. Les sciences spéculatives sont le domaine des jugements analytiques, qui sont en général a priori, indépendants de l’expérience. Emmanuel Kant est à l’origine de la formulation classique de cette distinction, critiquée et remise en cause par des logiciens du XXe siècle comme Carnap et Quine.
L’informatique perturbe à son tour cette vision classique et la classification des sciences qui en découle en produisant des propositions analytiques a posteriori : proférer le résultat du calcul de la cinq-centième décimale de π est une proposition analytique, parce qu’elle n’est pas le produit d’une expérience, de l’observation de la nature, et elle est a posteriori parce que nous ne pouvons pas le prédire avant que l’ordinateur, qui opère ici non comme un objet naturel, mais comme une prothèse qui vient suppléer les insuffisances de notre entendement, un appareil dont nous savons tout et qui ne peut rien produire que nous ne sachions, ait fait son travail.
Ce faisant, l’informatique démode la question, très controversée, d’un jugement synthétique a priori, et en fait apparaître une nouvelle : en quoi peut-on avoir confiance ? L’épistémologie recommandait de se méfier des sens et de faire confiance à l’entendement, devant l’écran de notre ordinateur nous sommes enclins à adopter le préjugé inverse.
Informatique, sciences, langage
Galilée a écrit que le livre de la nature était écrit en langage mathématique, et il est par là à l’origine de la mathématisation de la physique et, par extension, des sciences de la nature. Selon la vision épistémologique traditionnelle, est scientifique ce qui peut être décrit, modélisé par des équations différentielles. À cette aune la physique est très scientifique, la chimie un peu moins, la biologie fort peu.
Si l’on se pose la question de modéliser un aéroport, les équations différentielles nous serons d’un piètre secours : il y a une piste, des avions qui cherchent à décoller ou à atterrir, pendant qu’un avion est sur la piste on ne peut pas autoriser un autre avion à décoller ou à atterrir, il faut aussi organiser la circulation entre la piste et les garages, etc.
Par contre, les automates à états finis, machines abstraites inventées pour étudier des langages formels et des processus de calcul, seront tout à fait adaptés pour ce type de modélisation. Et la biologie a gagné un surcroît de dignité scientifique depuis la découverte que certains processus de la machinerie cellulaire se modélisaient fort bien par des algorithmes du texte, découverte qui a donné naissance à la biologie moléculaire de l’ADN et aux immenses progrès qui en ont résulté.
Cette modélisation de phénomènes de la nature ou du monde par des
règles de manipulation et de transformation de symboles qui ne sont
pas des chiffres et encore moins des nombres, mais néanmoins l’objet
d’un calcul, a eu des précurseurs avant l’informatique : Leibniz et sa
caractéristique universelle, Lavoisier et les chimistes avec les
équations chimiques et des règles de réécriture, puis Chomsky avec les
grammaires génératives.
Cet élargissement du champ d’application des notions d’automate, de
machine et de langage renouvelle la vision des sciences : ce sont
des outils de formalisation et de modélisation qui sont étroitement
liés à l’informatique, qui en procèdent, dont l’usage ne se conçoit
pas sans elle.
L’informatique entre science et technique
L’ordinateur n’est pas le premier instrument scientifique à venir
au secours de notre entendement : la lunette de Galilée n’était pas
seulement une prothèse pour nos sens insuffisants, elle ouvrait aussi
et peut-être surtout de nouveaux horizons à la pensée.
Avec l’ordinateur surviennent trois nouveautés :
– Turing l’a démontré : tous les ordinateurs sont équivalents, alors
que le télescope du Mont Palomar est unique ;
– Intel l’a fait : l’ordinateur est un produit industriel à bas prix,
tout le monde ou presque peut en avoir un, alors que le télescope du
Mont Palomar est un objet de luxe ;
– comme le télescope, l’ordinateur est une application de la science à
l’industrie, mais contrairement à lui, il est aussi une application
de l’industrie à la science : le premier outil de travail du scientifique
contemporain, toutes disciplines confondues, est l’ordinateur.
Les quatre concepts centraux de l’informatique
Après mûres et longues réflexions, les informaticiens s’entendent sur
l’idée que leur science s’organise autour de quatre concepts centraux :
– algorithme ;
– information ;
– machine ;
– langage.
Alors qu’elle a accompli de si extraordinaires réalisations du côté de
la transformation du monde, et élaboré des échafaudages conceptuels si
novateurs et de si grande ampleur, comment expliquer que
l’informatique souffre encore d’un tel manque de reconnaissance
intellectuelle et même sociale ? Pour aborder cette question, Gilles
Dowek reprend et applique à l’informatique certains points développés
dans son livre récent Ces préjugés qui nous encombrent.
Vers la reconnaissance de l’informatique ?
C’est un fait d’observation, spécialement en France, c’est peu
dire que l’informatique a du mal à se faire reconnaître, ne disons
même pas comme une discipline scientifique à part entière, mais
même comme un objet possible de l’activité intellectuelle : elle
y échoue à vrai dire totalement. Les conséquences de cet échec pour
l’avenir scientifique et industriel de notre pays sont dramatiques.
Comment l’expliquer ?
Lors des démarches auxquelles il a participé pour tenter d’obtenir
l’introduction de l’enseignement de l’informatique dans les lycées,
Gilles Dowek a observé les réactions des hiérarques du ministère de
l’Éducation nationale. Des quatre concepts centraux énumérés
ci-dessus, les deux premiers ne leur posaient pas de problème : les
algorithmes et l’information. La notion d’algorithme est
même une notion mathématique,
et d’ailleurs les professeurs de mathématiques peuvent très bien
l’enseigner, où est le sujet ?
Le concept de machine suscite le rejet : cela, le livre de Dowek
le laissait bien prévoir. Une machine, c’est associé aux idées de
production, de travail, de prolétaire, c’est sale et méprisable,
nulle surprise que de grands professeurs et de hauts bureaucrates
aient une réaction de dégoût lorsqu’on leur en parle.
L’observation de la même réaction de répulsion semble a priori plus
surprenante lorsqu’il s’agit du langage, et plus précisément de
l’écriture du langage. Et pourtant : en y réfléchissant, Dowek est
parvenu au constat du fait que les scribes, à l’origine, étaient des
prolétaires. Un passage fameux du Phèdre de Platon prête à
Socrate un réquisitoire en règle contre l’écriture. Longtemps le
clergé a préféré la transmission orale à la lecture. En fait, aussi
curieux que cela puisse paraître aux yeux d’un intellectuel du
XXIe siècle, l’écriture est quelque-chose de dévalorisé
dans notre culture, et cette dévalorisation se propage aux langages de
programmation.
Questions abordées pendant le débat
Révolution intellectuelle
L’informatique est au centre d’une révolution scientifique et
philosophique en cours. Les informaticiens sont en train de
transformer le monde et la pensée. Il serait temps d’en prendre
conscience pour en tirer quelques conséquences.
Création de connaissances nouvelles
Comment se créent de nouvelles connaissances en informatique ? Là
aussi cette science est originale. Traditionnellement, pour répondre
à cette question, on distingue les sciences spéculatives, où la
connaissance progresse par l’effort de réflexion et d’élaboration
intellectuelle de sujets humains, et les sciences de la nature,
où les interactions avec des objets extérieurs jouent un rôle
essentiel.
Pour la création de nouvelles connaissances en informatique, les
interactions avec l’ordinateur jouent également un rôle essentiel,
mais pas en tant qu’objet de la nature étudié en tant que tel, il
est utilisé pour suppléer les insuffisances de notre entendement.
Idéologies mathématiques
Parmi les oppositions que l’informatique rencontre sur le chemin
tortueux qui pourrait mener à sa reconnaissance, une des plus
acharnées et des plus retorses est le fait des mathématiciens.
Il vaut de s’y arrêter.
Les idéologies mathématiques se laissent classer en trois
groupes :
– le réalisme : les objets mathématiques, notamment les nombres,
existent en tant que tels hors de l’esprit humain ;
– l’intuitionnisme, créé par Brouwer, insiste sur la subjectivité du
mathématicien ; il n’y a pas de réalité extérieure au mathématicien
dont il faudrait rendre compte ; la question n’est pas la vérité,
mais la prouvabilité, et une proposition mathématique ne prend sens
que par sa démonstration ;
– le formalisme met l’accent sur la manipulation des signes ; les
propositions de la mathématique et de la logique peuvent se
concevoir comme les conséquences de certaines règles de manipulation
de symboles, au sein de systèmes formels ; Leibniz est un précurseur
de cette démarche, qui a beaucoup à voir avec l’informatique, et qui
est justement l’objet d’une grande détestation parmi les
mathématiciens contemporains.
Les fluctuations de l’idéologie mathématique depuis Bourbaki ont été
néfastes à une appréhension positive de l’informatique jusqu’à
aujourd’hui :
– le bourbakisme a fait régner le formalisme et jeté l’opprobre
sur le calcul, premier argument pour dévaloriser l’informatique ;
– la réaction contre Bourbaki et les « mathématiques modernes » a
rejeté les approches formelles, et avec elles la réflexion sur les
fondements, de Gödel à Turing : second argument pour dévaloriser
l’informatique.