Site WWW de Laurent Bloch
Slogan du site

ISSN 2271-3905
Cliquez ici si vous voulez visiter mon autre site, orienté vers des sujets moins techniques.

Pour recevoir (au plus une fois par semaine) les nouveautés de ce site, indiquez ici votre adresse électronique :

Une expérience socio-politico-économique :
À la Commission de développement de l’informatique du Ministère des Finances
Plongée dans un gouffre d’incompétence à la fin des années 1970
Article mis en ligne le 26 février 2024

par Laurent Bloch

Dans le cadre de la politique industrielle nationale issue du Plan Calcul et pilotée par la Délégation générale à l’informatique, chaque ministère s’est doté au milieu des années 1970 d’une Commission de développement de l’informatique (CDI, puis CDIB avec la bureautique...) chargée d’examiner tous les projets informatiques du ministère et de bloquer ceux qui ne seraient pas conformes à ladite politique, destinée pour une bonne part à réserver des parts de marché à l’industrie nationale, essentiellement la CII (Compagnie internationale pour l’informatique). La CDI dont relève l’Insee est commune aux ministères de l’Économie (René Monory) et du Budget (Papon). Cette commission a besoin de se renforcer, ce pourquoi son vice-président, Noël Aucagne, prie chacune des principales directions (à l’époque la Direction de la Comptabilité publique, la Direction générale des Impôts, la Direction générale des Douanes et des droits indirects et la Direction générale de l’Insee) de mettre un fonctionnaire à sa disposition. Je me précipite pour poser ma candidature, qui d’ailleurs n’aura à affronter aucune concurrence. En effet j’ai la plus haute estime pour Noël Aucagne, administrateur civil issu de la même promotion de l’ENA que Jacques Chirac : je suis un lecteur avide de ses avis, rédigés dans un style littéraire magnifique, digne de grands polémistes à la Léon Bloy, qui en plus ont pour moi le charme de rouler dans le ridicule toute la hiérarchie informatique de l’Insee pour finalement les renvoyer mettre leur copie au propre.

La Commission de développement de l’informatique (CDI) est une petite équipe plutôt technique, ses rapporteurs ne sont pas placés très haut dans la hiérarchie, mais nous sommes près du pouvoir, les chefs de cabinet de l’un ou l’autre ministre assistent régulièrement aux séances plénières, présidées par le Directeur du personnel et des services généraux, véritable éminence grise et exécuteur des basses œuvres des administrations économiques et financières, qui agissent imperturbablement sans aucunement se soucier de leur découpage variable en ministères et secrétariats d’État. Nous sommes en contact permanent avec les sous-directeurs chargés de l’informatique, qui savent être aimables quand ils attendent des rapports favorables, les directeurs viennent en séance pour défendre leurs dossiers importants.

Les fournisseurs aiment bien nous faire visiter leurs usines, c’est ainsi que je verrai pour la première fois une usine de semi-conducteurs, celle d’IBM à Corbeil-Essonnes, plus tard exploitée par Infineon, consortium entre IBM et Siemens, puis revendue à CS sous le nom Altis Semiconductor, et malheureusement abandonnée à un groupe germano-belge, ce qui a mis fin à la seule production européenne de composants de qualité militaire et aéro-spatiale, en mesure de résister aux rayonnements cosmiques et nucléaires. Nous visiterons aussi une usine d’imprimantes Bull à Londres ; en effet le gouvernement de Valéry Giscard d’Estaing a organisé la fusion CII-Honeywell-Bull, et la nouvelle entreprise possède cette usine où a été conçue l’imprimante magnétographique Mathilde, une technologie sans impact qui n’a connu qu’un succès d’estime. Soit dit en passant, cette réorganisation de la filière informatique par le gouvernement Giscard a ravagé le paysage industriel français du secteur, en donnant le coup d’arrêt au réseau Cyclades développé par Louis Pouzin, en sabordant l’entente Unidata où Siemens, Philips et la CII avaient uni leurs efforts pour produire une série d’excellents ordinateurs de moyenne gamme, et en abandonnant le plus gros de la production de semi-conducteurs (ce qui en reste et qui est aujourd’hui STMicro, seule entreprise européenne à ce niveau technique, n’aura dû sa survie qu’au fait qu’elle n’intéressait personne à l’époque).

Travailler avec un homme de la qualité de Noël Aucagne donne une haute idée du Service Public. C’est un fonctionnaire weberien, mieux, confucéen : défendre jusqu’au bout l’idée du bien public, dût pour cela l’Empereur vous faire couper la tête. Naturellement sa carrière sera sabotée ; un jour où nous prenons le café avec le chef de cabinet, qui lui avait succédé à la vice-présidence de la Commission, nous évoquons l’hypothèse que pour sa fin de carrière Noël Aucagne pourrait être nommé trésorier-payeur général, une sinécure lucrative : « vous n’y pensez pas ! ». Il finira contrôleur financier de l’Office national de l’immigration, un travail ingrat à tous points de vue, dans des locaux épouvantables. Il restera quand même vice-président de la Commission spécialisée des Marchés d’informatique (CSMI) au sein de la Commission centrale des marchés de l’État (CCM), devant laquelle j’aurai l’occasion d’être rapporteur quelques années plus tard.

Puisqu’il fallait trancher de questions d’informatique, Noël Aucagne avait voulu savoir vraiment de quoi il s’agissait, et il s’était donné la peine, seul de sa corporation à ma connaissance, d’apprendre à programmer vraiment. Il donne même des cours de Cobol à l’ENST (Sup’Télécom). Il fume comme un pompier, et lorsque, en séance, un dossier lui semble inacceptable (peu de dossiers sont acceptables à ses yeux), il tape du poing sur la table si fort que le cendrier s’envole à des altitudes improbables et répand son contenu sur le haut bout de la table, dont mon grade modeste me tient à l’écart.

La CSMI organise sur des sujets techniques des groupes de travail auxquels participent les représentants des industriels. C’est ainsi que je fais la connaissance de Monsieur Amigorena, responsable des marchés publics chez IBM, excellent connaisseur du Code des marchés et redoutable argumenteur, dont les passes d’armes avec Noël Aucagne sont de grands moments de théâtre. J’apprendrai aussi beaucoup grâce à lui.

Cela dit, hormis ces deux personnalités brillantes auxquelles j’aurais pu ajouter une ou deux autres, ce monde des « hauts fonctionnaires », comme ils s’auto-intitulent, me frappe surtout par sa médiocrité, sa suffisance qui n’a d’égale que son incompétence béate. Un jour de séance plénière rue de Rivoli (c’était avant la relégation à Bercy) un jeune administrateur civil, chef de bureau, servile devant ses supérieurs et petit roquet envers son personnel, arrive cinq minutes en retard ; je suis à côté de la porte, je le vois se mettre à genoux pour enlever son manteau et gagner sa place à quatre pattes en espérant que son chef et le chef de son chef ne le remarqueront pas ; ce piètre personnage accédera un jour à un des plus hauts postes de l’administration française, où il se conduira de la même façon avec son ministre. Voir ces gens dans leurs œuvres me donnera un jour le courage de prendre la responsabilité de départements informatiques, en me disant que même en commettant beaucoup d’erreurs, je ne saurai faire gaspiller autant d’argent public que ce que je leur en aurai vu dilapider.

À certaines périodes je dois partager mon temps entre le ministère et l’Insee, ce qui ne va pas sans me poser des problèmes vestimentaires : au ministère, sans cravate on est pris pour un intrus, alors que l’Insee est déjà passé au stade jeans-baskets. Si je vais le matin au ministère cravaté et dois aller l’après-midi à l’Insee, je ne puis guère changer de vêtements dans l’autobus, et mon accoutrement prête à rire auprès de mes collègues statisticiens.

Bon. Après plus de deux ans à la CDI, il est temps d’arrêter : le milieu des administrations centrales est hautement toxique, si l’on s’y attarde on risque de devenir semblable à ses résidents permanents, et le plus grave est que la transformation s’opère de façon insensible. Je reviens à plein temps à l’Insee, mais j’y suis un peu marginalisé à la suite de mes démêlés avec la hiérarchie évoqués ci-dessus. Je dois beaucoup aux quelques collègues qui m’ont soutenu à moment là, surtout Jean-Jacques Kasparian, JJK pour les collègues, un véritable saint, excellent ingénieur mais aussi penseur et moraliste. Après McKinsey et la CDI, libéré par les conversations avec JJK, je fixe ce qui sera désormais ma ligne de conduite : mon employeur véritable, c’est le citoyen, le contribuable, c’est à lui que je dois rendre des comptes. Si mon chef du moment est de la qualité d’un Noël Aucagne, il incarne le citoyen et je reconnais son autorité. S’il est de qualité moindre, j’agis selon ma conscience.