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Un séminaire de Louis Pouzin
Le grand schisme de l’Internet
La guerre dans le cyberespace ?
Article mis en ligne le 17 décembre 2009
dernière modification le 28 septembre 2015

par Laurent Bloch

Le 16 décembre 2009 j’ai participé, à la Sorbonne, au séminaire Hiti (Histoire de l’Informatique et des Technologies de l’Information). Ce jour-là on accueillait Louis Pouzin, dont on commence à comprendre, un peu tard, qu’il est un scientifique et un ingénieur de premier plan, et qu’il aurait été judicieux de l’écouter plus attentivement il y a quelques décennies, lorsqu’il participait à l’invention de ce qui allait devenir l’Internet. Le sujet de son exposé était la gouvernance de l’Internet.

Hégémonie américaine sur l’Internet

Louis Pouzin nous a fourni une critique en règle de l’hégémonie américaine sur l’Internet, exercée notamment grâce au contrôle du centre névralgique que constitue la distribution des noms de domaines et des adresses (le lecteur peu familier des techniques de l’Internet trouvera en bas de page dans une note [1] quelques éclaircissements terminologiques), et par là l’organisation de l’établissement des itinéraires pour acheminer les données à transmettre, désigné le plus souvent par l’anglicisme routage. Ce centre névralgique est entre les mains de l’ICANN, organisme où sous couvert de consensus à base technique s’exerce la direction sourcilleuse du Department of Commerce américain, et de Verisign, exécuteur des basses œuvres. L’an dernier j’ai écrit un article pour décrire ce dispositif en termes accessibles, en principe, à un profane. J’y soulignais notamment la vacuité des protestations du Sommet mondial de la société de l’information, qui n’avait aucun moyen d’obtenir la moindre satisfaction.

Il fallait que cette domination soit secouée. La révolte ne pouvait venir de l’Europe, sur ces affaires toujours à la traîne des États-Unis, sans savoir pourquoi mais avec constance. Ce sont les Chinois qui l’ont fait, pour de mauvaises raisons, mais ils l’ont fait.

Lorsqu’en 451 au concile de Chalcédoine les chrétiens égyptiens et quelques autres quittèrent l’Église byzantine, l’enjeu principal n’était pas un obscur point de doctrine sur la nature unique du Christ, à la fois divine et humaine, mais leur indépendance politique. De même lors du Grand Schisme d’Orient en 1054, dont l’argument théologique repose sur le seul terme filioque dans la liturgie, et qui a scellé la séparation des églises catholique et orthodoxe pour au moins dix siècles, c’était bien de la rivalité entre Rome et Constantinople qu’il s’agissait.

Un système de noms de domaines (DNS) à deux étages

La Chine est désormais munie d’un DNS à deux étages ; un premier niveau accepte les noms de domaines en idéogrammes mais les tronque pour ne donner accès qu’aux sites installés sur le territoire chinois : « ainsi pour les noms se terminant en “.com.cn”, “.net.cn”, le suffixe “.cn” n’apparaît plus à la fin dans la fenêtre du navigateur. Le résultat est que tout internaute chinois utilisant les idéogrammes est cantonné sur ce sous-réseau, déconnecté de la Toile, et directement contrôlé par Pékin. En tapant son adresse, l’internaute chinois arrive donc en réalité sur une version chinoise du site en question, préalablement aspiré, vérifié et remis en ligne par les autorités. » Quant à la navigation sur les sites étrangers justiciables du DNS en caractères latins (plus précisément LDH, letters, digits, hyphen), elle est réservée aux personnels autorisés, accrédités, ... et surveillés.

Ce système de censure fonctionne aussi en sens inverse : un site chinois qui veut être atteignable de l’étranger doit en obtenir l’autorisation, afin que son nom soit publié dans le DNS (en caractères latins) visible de l’extérieur, « chaque page marquée d’un lien menant au site du Ministère de l’Intérieur où l’on peut télécharger un certificat ».

L’ensemble du dispositif répond au beau nom de Bouclier doré.

Permettre aux Chinois d’utiliser leur écriture habituelle pour désigner les sites Web qu’ils visitent est certes louable. Un objectif moins avouable est de rendre inaccessible aux internautes chinois les sites étrangers qui pourraient publier des informations subversives. Le passage à IPv6, réalisé au passage, permet de s’affranchir de la pénurie d’adresses due à la version précédente du protocole, et par là même du malthusianisme de l’ICANN, qui entretient artificiellement cette pénurie, comme celle des noms de domaine, pour en tirer une rente substantielle. Il y a en effet des centaines de millions de noms de domaine enregistrés, et des milliards d’adresses IP, qui ont chacun apporté quelques cents à l’ICANN, plus ou moins directement.

Comme le DNS chinois ne passe plus par les serveurs racine ondoyés par l’ICANN, ses administrateurs font ce qu’ils veulent sans avoir à demander le nil obstat aux bureaucrates américains : « La nouvelle structure de DNS a également permis au gouvernement de créer autant d’extensions qu’il le souhaitait. Ce furent d’abord les suffixes .CN, .COM et .NET, puis trois grands noms de domaines destinés au réseau national : le .AC (ou .edu) pour les universités, le .GOV et le .MIL, respectivement le gouvernement, et l’armée. Il y a également eu la mise en place de 34 noms de domaines pour chacune des provinces de l’ancien Empire, chacun constitué des premières consonnes de la province (.BJ pour Beijing, .SH pour Shanghai, etc.). L’extension « .CN » est devenue totalement incontournable et fait partie du top 5 des extensions les plus demandées dans le monde. »

Nul doute que la technologie chinoise, qui aux parfums enivrants de l’indépendance associe les avantages pratiques de la censure et de la surveillance, aura des succès auprès de la Russie, de l’Iran et d’autres pays qui utilisent une écriture différente de l’alphabet latin.

Cette situation, et ses développements prévisibles, posent un problème grave : l’unité actuelle de l’Internet est l’axe autour duquel s’est réorganisée l’économie mondiale, et aussi en partie la culture mondiale ; quelles seront les conséquences de sa partition ? La décision chinoise montre que si tout le monde se félicitait de cette unité tant que l’on en restait aux aspects commerciaux, son aspect culturel n’était pas considéré comme supportable par certains acteurs. On observe dans l’histoire des époques d’aspirations à une plus grande unité culturelle, comme les empires d’Alexandre et de Rome, et des époques de divergence, les nationalismes du XIXe ou l’époque mérovingienne. Est-ce comparable à l’éclatement de l’Empire romain, ou à celui de la chétienté médiévale ?

Rectifications par un lecteur

Un lecteur attentif, Camille Bourgoin, a relevé et corrigé les approximations et simplifications abusives de ma théologie, corrections devant lesquelles je m’incline bien volontiers :

« Au sujet du filioque, oui, vous avez raison. Mais dans les faits il faudrait un peu nuancer. Le problème était réel, et pas du tout “obscur” pour l’époque (ni pour les théologiens d’aujourd’hui). Le filioque fut une véritable question théologique, mais la raison pour laquelle les accords n’aboutirent pas furent clairement politique.

J’avais écris un petit résumé de cette affaire sur un forum :

L’article de Wikipédia résume de manière bien partisane les faits et laisse entendre que le filioque est un ajout tardif justifié a posteriori.

L’affaire est beaucoup plus complexe. Et on trouve très tôt une “défense” du filioque dans le traité de la Trinité de Saint Augustin, excusez du peu...

Oui l’Église romaine se refusera un temps à accueillir le filioque. C’est oublier qu’elle était alors aussi précautionneuse en matière de foi qu’elle l’est aujourd’hui. Dans les faits, sans être officiellement introduit dans la confession de foi, des papes comme Léon le Grand, Hormisdas, et Grégoire le Grand le défendaient dans leurs écrits !

C’est oublier que l’affaire ne vient pas originellement de Charlemagne, mais d’un Synode romain, un synode dans la ville même qui refusera pendant un temps son adjonction dans la profession de foi !

C’est oublier que la rupture entre Byzance et Rome n’interviendra que longtemps après (1054), à la suite d’imbroglios politico-théologiques, d’une longue réflexion commune sur le filioque (avec ses défenseurs, et ses adversaires des deux côtés), à cause d’une bulle d’excommunication posée sur l’autel de la basilique Sainte-Sophie par un prélat du pape Léon IX alors que ce dernier venait juste de décéder, alors qu’il venait peu de temps avant d’envoyer un cardinal pour conclure un accord de “paix” (dirions-nous aujourd’hui) avec Cérulaire, patriarche de Constantinople alors désireux de remettre à l’honneur de le nom du pape dans les dyptiques à condition qu’il soit fait de même à Rome.

Le cardinal écrivit à Cérulaire le message du pape en prenant un ton le rendant inacceptable ; et peu après la mort du pape, ce fut au tour de la bulle d’excommunication du prélat d’achever une rupture qui abîmée l’Église pendant des siècles.

Pour résumer :

Le filioque est manifestement en discussion dans l’Église bien avant l’affaire Charlemagne, dès les premiers Pères, et, évidemment, bien après. Ce qui décridibilise immédiatement l’idée selon laquelle il s’agirait là d’une invention tardive en rupture avec les Saint Pères de l’Église (argument défendu par Byzance).

Le filioque ne sera que le symbole d’une rupture dans une lutte aussi bien politique que théologique, qui ne s’achèvera par la rupture que nous connaissons qu’à cause d’une série d’actes malencontreux qui allèrent à l’opposé des désirs du patriarche et du pape de l’époque.

Bien évidemment, il est impossible de savoir si la rupture se serait ou non faite si le cardinal et le prélat n’avaient pas agis comme ils ont agis. Il serait absurde de rejeter toute la faute sur ces deux lascars dans un contexte tendu par un conflit qui s’est déroulé sur plusieurs siècles.

Or, je pense que même présentée ainsi la querelle du filioque est “applicable” au cas de la Chine : cette affaire chinoise n’est pas seulement politique elle est aussi, non pas théologique, mais idéologique.

D’ailleurs c’est précisément le problème que vous soulevez dans votre article : que sera l’Internet de demain ?

Je suis en revanche plus dubitatif sur votre dernier questionnement. Je ne crois pas que si le cas de la Chine se généralise (ou même s’il se maintient seul, ce qui est déjà considérable), nous ayons malgré tout à faire à quelque chose de comparable à l’éclatement de l’Empire romain. Internet ne me semble pas avoir suffisamment structuré, en sa forme actuelle, le monde.

Je crois presque, au contraire, que l’éclatement proviendrait d’une structuration complète du monde par Internet dans son idéologie “libertaire/libérale” originelle.

La réaction chinoise est typiquement nationale, donc totalitaire. Entendue que le totalitarisme est la forme achevée et radicalisée de la nation (pas de médiations entre l’État et le citoyen etc.).

Bref, Internet selon la Chine me fait surtout penser à ce que peut être un outil de communication de grande ampleur dans une nation jacobine, communiste, ou nazie. On se retrouve donc clairement dans les problèmes nés avec l’époque moderne.

L’Internet “originel” est vraiment, en revanche, en rupture radicale avec la structure nationale moderne. Précisément parce qu’il n’est non pas une médiation entre la Nation et le citoyen, une gêne, mais quelque chose qui s’extrait complètement de la Nation pour renvoyer à autre chose que la Nation. »