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Un livre de Daron Acemoğlu et James A. Robinson qui explique bien des choses :
Prospérité, puissance et pauvreté : pourquoi certains pays réussissent mieux que d’autres
Why Nations Fail : The Origins of Power, Prosperity, and Poverty
Article mis en ligne le 14 novembre 2024
dernière modification le 14 janvier 2025

par Laurent Bloch

Le despotisme exige la pauvreté du peuple

À partir de l’invention de l’agriculture et de l’élevage, qui constitue la révolution néolithique, les groupes humains sont amenés à constituer des sociétés plus complexes dotées d’institutions politiques et économiques hiérarchisées, avec progressivement l’État, l’esclavage, l’armée, décrits par exemple dans les livres de Georges Dumézil.

Daron Acemoğlu et James A. Robinson, lauréats du Prix Nobel d’économie 2024 avec Simon Johnson, ont écrit en 2012 le livre Why Nations Fail : The Origins of Power, Prosperity, and Poverty (en français : Prospérité, puissance et pauvreté : Pourquoi certains pays réussissent mieux que d’autres) qui expose une théorie originale (appuyée par les idées de Joseph Schumpeter) sur les structures de ces sociétés et sur les facteurs qui ont pu les faire évoluer vers plus ou moins de prospérité.

Les institutions politiques et économiques de ces sociétés, expliquent Daron Acemoğlu et James A. Robinson, étaient et sont encore dans de nombreux pays extractives, c’est-à-dire contrôlées par une oligarchie restreinte et solidaire qui accapare les ressources du pays en veillant à ce que les membres de la majorité pauvre et dominée ne puissent accéder à une prospérité qui leur donnerait des possibilités d’indépendance. La solidité de cette domination repose sur la coordination contrôlée des institutions politiques et des institutions économiques par l’oligarchie. La thèse de nos auteurs est que des nations pourvues de telles institutions sont destinées à rester pauvres, parce que l’oligarchie dominante n’a pas intérêt à ce qu’elles deviennent prospères.

Échapper à l’absolutisme, donc à la pauvreté

Mais, à la faveur de circonstances historiques contingentes, des sociétés à institutions extractives peuvent se transformer pour se doter d’institutions politiques et économiques inclusives, c’est-à-dire telles qu’une partie significative des membres de la société soient sur un pied d’égalité avec leurs pairs pour accéder à la prospérité et au pouvoir, bref, qu’il y règne un certain pluralisme. J’emprunte à Wikipédia la taxonomie des institutions selon nos auteurs :

 Institutions économiques extractives : absence de droits de propriété et d’ordre public. Barrières à l’entrée et régulations qui empêchent le fonctionnement du marché libre.
 Institutions politiques extractives : à la limite de l’absolutisme : pouvoir politique concentré par une oligarchie, sans état de droit ni séparation des pouvoirs.
 Institutions économiques inclusives : défense de la propriété privée, des contrats et de la sûreté. Soutien de l’État aux marchés par la création de services publics et le respect de la libre concurrence. Accès à l’éducation pour le plus grand nombre.
 Institutions politiques inclusives : état de droit et pluralisme dans la participation aux institutions politiques.

Selon nos auteurs, seul un cadre institutionnel politique et économique inclusif permet un développement soutenu sur le long terme. L’innovation et le développement qui en découle supposent des investissements, or personne n’est incité à investir sous un régime où le fait du prince peut à tout moment vous déposséder ou accorder à un tiers le monopole d’exploitation de vos innovations.

Le moteur d’un tel développement est la destruction créatrice et l’innovation, conformément aux thèses de Joseph Schumpeter, adoptées par Acemoğlu et Robinson. On comprend pourquoi les oligarchies des sociétés à institutions extractives ne souhaitent pas le développement économique de leurs pays, parce qu’il supposerait que leur domination puisse être remise en cause par des innovations avec destruction créatrice, et c’est d’ailleurs ce que montre l’histoire.

La destruction créatrice

Dans leur livre Des machines, des plateformes et des foules - Maîtriser notre avenir numérique Andrew McAfee et Erik Brynjolfsson expliquent (chapitre 1, section intitulée Que s’est-il passé la dernière fois  ?) un cas spectaculaire de destruction créatrice. Au cours du XIXe siècle beaucoup d’entreprises industrielles, notamment textiles, avaient adopté l’énergie de la vapeur, en installant une machine à vapeur centrale dont la puissance était distribuée à tous les ateliers par des systèmes de poulies, de courroies et d’arbres. Quand à la fin du XIXe siècle surviendra la seconde révolution industrielle, et avec elle l’électricité industrielle, ces entreprises crurent judicieux de remplacer leur machine à vapeur centrale par un moteur électrique central, cependant que se créaient de nouvelles entreprises qui avaient compris qu’il était possible d’équiper chaque machine dans chaque atelier avec un petit moteur électrique alimenté par un simple câble électrique, et que c’était plus rentable qu’un moteur électrique central avec des poulies et des courroies. Les entreprises de la génération précédente, avec poulies et courroies, ont toutes disparu, avec les pouvoirs de leurs propriétaires.

Cercle vicieux, cercle vertueux

Nos auteurs appuient leur argumentation sur la mise en lumière de deux mécanismes : le cercle vicieux qui engendre la perpétuation et le renforcement des institutions extractives, et le cercle vertueux qui engendre la perpétuation et le renforcement des institutions inclusives. Avec, dans les deux cas, la possibilité de sortir du cercle à l’occasion d’un tournant décisif (critical juncture).

Le cercle vicieux des institutions extractives : Acemoğlu et Robinson citent l’exemple du Sierra Leone, les Anglais y avaient établi des mécanismes de prédation coloniale, que les despotes qui se sont emparés du pouvoir après l’indépendance n’ont été que trop heureux de reprendre à leur profit, sans préjudice de luttes intestines entre prédateurs (chapitre 12). Le directeur de la banque centrale, qui avait préconisé une certaine modération dans le pillage, est malencontreusement tombé du dernier étage de la banque. « Ceux qui bénéficient du statu-quo sont riches et bien organisés, ils peuvent s’opposer avec succès à des changements majeurs qui remettraient en cause leurs privilèges économiques et leur pouvoir politique ». Et en outre il n’y a ni séparation des pouvoirs, ni liberté d’expression, ni état de droit qui pourraient tempérer ce despotisme.

Le cercle vertueux des institutions inclusives : les institutions inclusives sont par nature pluralistes et reposent sur une séparation des pouvoirs. Ainsi, lors de la Grande Dépression des années 1930 aux États-Unis, après des élections qui lui donnaient la majorité au Sénat et à la Chambre des Représentants, le président Franklin D. Roosevelt élabora des législations connues sous le nom de New Deal pour rétablir la situation économique et sociale du pays. Mais la Cour suprême s’opposa à certaines des lois prévues : Roosevelt tenta alors de faire passer une réforme de la Cour suprême qui lui aurait permis de passer outre. Mais les élus de sa majorité ne le suivirent pas sur ce terrain, pour ne pas être désavoués par leurs électeurs, et aussi pour ne pas être vilipendés par la presse (libre). Des institutions inclusives comportent ainsi des mécanismes de contre-courant qui ont des effets modérateurs (le New Deal n’en fut pas moins un succès).

L’exemple de l’Angleterre

L’exemple archétypique pris par Acemoğlu et Robinson du passage d’institutions extractives à des institutions inclusives à l’occasion d’un tournant décisif est la Glorieuse Révolution anglaise de 1688 : le roi Jacques II, catholique et absolutiste, indispose fortement plusieurs groupes sociaux anglais ; il est renversé par son gendre Guillaume d’Orange, époux de sa fille Marie, tous les deux protestants. Les Parlements d’Angleterre et d’Écosse réunis en 1689 accordent à « William and Mary » les deux couronnes, mais ils imposent aussi un certain nombre de limites à leurs pouvoirs, énoncées dans la Déclaration des droits (Bill of Rights) de 1689. Cette Glorieuse Révolution est une étape cruciale sur la route du Royaume-Uni vers la démocratie, qui ne sera vraiment obtenue que deux siècles plus tard.

Si cette transformation sociale a pu avoir lieu, c’est parce qu’existait déjà depuis la Magna Carta (1215) un parlement pluraliste, renforcé sous Henri VIII (roi de 1509 à 1547) par les prérogatives conférées à son premier ministre Thomas Cromwell. La Peste noire du XIVe siècle avait déjà rééquilibré dans toute l’Europe occidentale le rapport de forces entre paysans et noblesse terrienne, au profit des premiers. Le pouvoir royal avait aussi été limité par des démêlés juridiques dûs aux conflits religieux des XVIe et XVIIe siècles. Le développement du commerce transatlantique avait suscité l’ascension d’une classe de riches marchands hostiles aux monopoles octroyés arbitrairement par le pouvoir royal. Bref, l’effritement de l’absolutisme, la naissance d’une coalition d’intérêts favorables au pluralisme, sans oublier la déroute de l’Invincible Armada, ont créé des circonstances favorables à une transformation qui ne donnera toutes ses conséquences qu’au cours des siècles suivants. On en notera le caractère contingent par le fait que des circonstances voisines n’ont pas provoqué des résultats voisins, ni en France ni en Espagne. La France prendra la suite en 1789, l’Espagne attendra la mort de Franco.

La régression vers des institutions extractives est possible

La transformation en sens inverse peut avoir lieu : les institutions de la République romaine étaient par bien des traits inclusives, mais le meurtre des Gracques, puis l’établissement de l’Empire les renversent au profit d’institutions extractives. La République de Venise connaîtra une évolution similaire. Le pluralisme n’est jamais définitivement acquis, la démocratie encore moins.

Daron Acemoğlu et James A. Robinson explorent avec un grand souci de précision et de synthèse de nombreux exemples historiquement et géographiquement variés : comparaison entre les deux parties de la ville de Nogales, la partie septentrionale aux États-Unis (Arizona), la partie méridionale au Mexique (Sonora), comparaison entre les colonisations espagnole et anglaise en Amérique, dictatures du Sierra Leone et du Zimbabwe, démocratie du Botswana, l’Égypte nassérienne, etc. Ils analysent sans complaisance les dégâts humains et matériels provoqués par le colonialisme et ses pratiques meurtrières et prédatrices, on pourrait leur reprocher d’être moins diserts sur la poursuite de ces activités criminelles après l’indépendance formelle de ces colonies, comme le Sierra Leone de la guerre civile ou le Zaïre de Mobutu puis Kabila...

Croissance de rattrapage éphémère en URSS et en Chine

Nos auteurs examinent avec perspicacité une forme moderne d’institutions extractives : les dictatures totalitaires russe et chinoise. On a pu y observer une croissance vigoureuse qui semblerait invalider la thèse du livre selon laquelle les sociétés à institutions extractives ne peuvent pas connaître de développement économique soutenu, parce que cela supposerait que la domination de leur oligarchie puisse être remise en cause par des innovations avec destruction créatrice.

En fait, la croissance vigoureuse de l’industrie lourde, aérospatiale et d’armement soviétique jusqu’aux années 1960 s’explique par le fait qu’elle succédait à un immense retard, qu’il s’agissait d’une croissance de rattrapage, sans destruction créatrice, et donc sans inconvénient pour l’oligarchie. Cette croissance a cessé au tournant des années 1970.

Le même sort semble promis à la croissance chinoise des années 1990-2020, un signe indicateur en est le coup d’arrêt donné par le XXe congrès du parti communiste (2022) aux investissements dans les secteurs de pointe, microélectronique et informatique, parce que commençaient à émerger des personnages indépendants et puissants comme Jack Ma, le créateur d’Alibaba, qui a été conduit à s’installer au Japon, non sans avoir subi quelques mésaventures en Chine.

Je ne saurais trop conseiller la lecture de ce livre (la traduction française n’existe malheureusement pas en version électronique, mais l’anglais de l’original se lit facilement), qui ouvre des horizons stimulants sur la géopolitique mondiale.