Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Un livre de Stéphane Courtois :
Lénine, l’inventeur du totalitarisme, 1917 et après
Article mis en ligne le 19 mai 2024
dernière modification le 22 mai 2024

par Laurent Bloch

Cet article fait suite à un précédent, et encore en amont à cet autre, et aussi à celui-là.

Naissance d’un mot et d’une idée

La principale raison qui justifie l’accès de Lénine à la mémoire historique est une invention : le totalitarisme.

« ... le terme “totalitaire” était apparu dès 1923-1924 sous la plume de Giovanni Amendola, un journaliste démocrate italien qui caractérisait ainsi le système électoral inauguré par Mussolini pour s’assurer une majorité absolue au Parlement. L’adjectif fut repris et revendiqué dès 1925 par le leader du fascisme que le sociologue et socialiste français Marcel Mauss, reprenant une expression de Kautsky, qualifiait alors de “singe de Lénine”. »

Mais si le mot est une création italienne, le principe existait déjà, et d’ailleurs les totalitaires ultérieurs, de Mussolini au Hezbollah, ont toujours reconnu leur dette envers Lénine. Ce dernier reconnaissait certes avoir des précurseurs, les acteurs de la Terreur révolutionnaire française, Robespierre et Saint-Just, mais il faut bien dire que l’élève a dépassé les maîtres.

La bibliothèque familiale de ma jeunesse contenait les 36 volumes des œuvres complètes de Lénine (une édition ultérieure en comporte 45, l’auteur était un graphomane dont on compte 30 820 textes autographes, caractérisés par une abondance d’insultes ordurières à l’adresse de ses camarades qui avaient le tort de ne pas le suivre aveuglément). Ainsi j’ai pu lire L’État et la Révolution, L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, La Maladie infantile du communisme (le « gauchisme »), Un pas en avant, deux pas en arrière, La Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, et d’autres, qui m’avaient passionné (et procuré une excellente note de philosophie au bac Philo., passé en hypotaupe). Que faire ?, lu par devoir, m’avait ennuyé : éclairé par le livre de Courtois, je comprends maintenant pourquoi, c’est peut-être ce texte long et filandreux qui résume le mieux l’ignominie bolchevik.

La conception léniniste du parti révolutionnaire

Ce que Lénine propose comme principe d’action dans Que faire ? en 1902, ce n’est pas de mobiliser et d’organiser de grandes masses populaires pour obtenir des libertés démocratiques et de meilleures conditions de vie, que la Russie a été à au moins trois reprises sur le point d’obtenir, certes progressivement, mais à coup sûr : sous Alexandre II, qui a aboli le servage en 1861, assassiné en 1881 par Narodnaïa Volia ; sous le ministère de Stolypine (1906-1911), assassiné en 1911 par un indicateur de l’Okhrana infiltré chez les socialistes révolutionnaires ; enfin après la révolution de février 1917 et la convocation d’une Assemblée constituante, liquidée par les bolcheviks lors du putsch d’octobre sous les ordres de Lénine.

Non, Lénine voulait que le parti révolutionnaire soit un groupuscule clandestin organisé selon le modèle STAM formulé par Alessandro Orsini pour décrire les Brigades Rouges, autre groupuscule totalitaire :

« S : La dimension sociale du lien idéologique recouvre le nombre de liens existant entre les membres du groupe terroriste et ceux appartenant aux autres groupes sociaux. Tous les membres des Brigades Rouges précisent que la décision de rejoindre la secte révolutionnaire implique la fin de tout contact avec le monde extérieur. »

« T : la dimension temporelle du lien idéologique se mesure à la quantité de temps passé avec ses pairs. La décision de se cacher oblige les membres des Brigades Rouges à passer leurs journées avec d’autres membres. »

« A : l’attachement aux autres constitue la dimension émotionnelle du lien idéologique. Lorsque les membres d’un groupe terroriste sont très proches les uns des autres, la peur de remettre en cause des valeurs communes et donc de perdre l’estime et l’amitié de ses camarades s’accroît. »

« M : la dimension morale du lien idéologique porte sur le contenu de l’idéologie. Celui-ci est très important car il dit que penser et faire... Dans le cas des Brigades Rouges, la dimension morale de l’idéologie se constitue à travers un processus éducatif en plusieurs étapes qui culmine avec la déshumanisation de l’ennemi politique. »

Il est intéressant de noter que dès 1871 Fiodor Dostoïevski avait, dans son roman Les Démons, peut-être le meilleur, décrit une telle secte révolutionnaire, inspirée déjà par Narodnaïa Volia et par son chef Serge Netchaïev. Les militants sont au départ subjugués par le chef, doté d’un fort pouvoir d’emprise, et une fois enrôlés il leur est psychologiquement impossible de déserter : pour faire référence à mon expérience personnelle, pourtant bien plus bénigne, je me souviens du sentiment écrasant de solitude quand j’ai apostasié le maoïsme, parce que je n’avais pratiquement pas d’autres amis que mes compagnons de militance.

Lénine et le peuple

Lénine insiste donc sur la nécessité de créer une petite secte conspiratrice et terroriste, capable de faire descendre « les masses » dans la rue ou de leur faire mettre le feu aux demeures des propriétaires terriens : si ensuite « les masses » en question sont massacrées par l’armée et la police, Lénine pense que ce n’est pas grave, et même que c’est très bien, que cela fait avancer « la cause ». Et en effet, en 1905 comme en 1917, loin de proposer des perspectives politiques aux ouvriers et aux paysans révoltés, les bolcheviks et d’autres groupes révolutionnaires ont veillé à ce qu’aucun compromis ne soit possible, la désagrégation de la société en a été aggravée, la Russie ne s’en est toujours pas relevée. Les assassinats d’Alexandre II et de Stolypine (même si Lénine, souvent dans le rôle de la mouche du coche, n’y était pour rien) répondaient au même objectif.

Le putsch d’octobre 1917 n’a pas eu grand mal à triompher : la garnison de Pétrograd (aujourd’hui Saint-Pétersbourg) avait le choix entre retourner au front face à l’armée allemande ou commettre un coup d’état contre un pouvoir faible et désarmé, l’hésitation a été vite résolue.

Les slogans léninistes étaient : une paix séparée avec les empires centraux, la terre à ceux qui la cultivent. Cela semble fort bien, mais comme le souligne Soljenitsyne, cette idée de paix séparée achoppait sur le fait que les armées allemandes et austro-hongroises occupaient plusieurs centaines de milliers de kilomètres-carrés de territoire russe : fallait-il les leur abandonner comme prix de la paix ? Sans oublier l’arrière-pensée bolchevik, exprimée clairement dès Que faire ? : transformer la guerre étrangère en guerre civile.

Quant à la distribution des terres à ceux qui la cultivent, du jour au lendemain, sans même parler de collectivisation, elle posait un problème concret : qui allait acheter les semences des prochaines semailles, les propriétaires actuels, menacés d’expropriation, ou les bénéficiaires à venir de la réforme future (et hypothétique), de toute façon impécunieux ? Dans bien des cas ce ne seront ni les uns ni les autres, avec comme conséquence, conjuguée à l’interdiction du commerce, une crise de subsistances aiguë, la famine en d’autres termes.

La famine comme instrument de domination

Il n’est pas le premier, mais il le fait particulièrement clairement : Thomas Piketty explique comment le capitalisme est le premier régime politico-économique à avoir résolu le problème des famines, qui avait contribué à provoquer la chute de l’Ancien Régime.

L’économie de l’Ancien Régime était essentiellement agricole, et avec les techniques agraires de ce temps le capital, grosso modo, se renouvelait à l’identique d’une année sur l’autre, dans les cas favorables il procurait un rendement de 2 ou 3%, et dans les cas défavorables (succession d’intempéries, épidémies...) c’était la famine inévitable. Le capitalisme a permis une croissance plus élevée, des rendements agricoles accrus, des marges de manœuvre bien supérieures, qui ont écarté le risque de famines (l’Irlande de 1848 n’était pas un pays d’économie capitaliste, et la famine y était le fait d’un choix délibéré du gouvernement anglais).

Alors que la Russie était en 1914 le premier exportateur mondial de céréales, la politique léniniste a déclenché une famine en 1921 qui a fait entre 3 et 5 millions de victimes. Cette famine n’était pas un accident économique, mais le résultat d’une politique délibérée d’assujettissement des populations, par des réquisitions et par la collectivisation forcée conjuguées avec la désorganisation des moyens de production et l’interdiction du commerce. Il s’agissait de mettre au pas la paysannerie : selon les théories de Lénine, elle était divisée en prolétaires agricoles et en koulaks — ou paysans riches — dans le rôle de la bourgeoisie. Comme il le dira au philosophe Bertrand Russell, selon lui, pour faire la révolution en Russie, il suffisait de convaincre les paysans pauvres de pendre les paysans « riches », c’est-à-dire un peu moins pauvres, propriétaires d’une vache par exemple.

Ce brillant exemple de domination par la famine ne sera pas négligé par les disciples de Lénine, Staline avec les famines de 1931-1933 et celle de 1946-1947, Mao Zedung avec la famine consécutive au « Grand Bond en avant » (1958-1962), dite Grande famine chinoise (de 15 à 36 millions de morts selon les estimations), suivie de la famine de la Révolution culturelle, sans oublier la famine de 2023 en Corée du Nord par Kim Jong-un, les Khmers rouges...

Pourquoi un tel succès ?

Comment un homme aussi détestable et un programme politique aussi meurtrier ont-ils pu connaître un tel succès ? Et avoir autant de disciples ?

En fait, jusqu’au mois d’avril 1917, le parti bolchevik n’était qu’un groupuscule sans influence. En mars 1917 la direction du parti entre en pourparlers avec le gouvernement allemand ; chacune des deux parties trouve avantage au retour des bolcheviks de Suisse à Pétrograd, par deux trains spéciaux, les soi-disant « wagons plombés », une vaste blague pour dissimuler la connivence des parties : la position soi-disant pacifiste des bolcheviks, en organisant une paix séparée pour la Russie, affaiblirait les Alliés (cf. Wikipédia, détaillé et objectif). Le train de Lénine transporte aussi sa maîtresse Inessa Armand, les petits à-côté rendent la vie plus agréable...

Débarqué à Pétrograd le 3 avril, Lénine va donner la mesure de son talent : face à un gouvernement provisoire indécis, faible et divisé, il sait ce qu’il veut (la guerre civile), ses talents d’orateur sont incontestables, et il est toujours plus facile d’entraîner les masses avec des slogans simples mais irréalistes qu’avec des analyses nuancées et des compromis politiques équilibrés (cf. en France les moqueries et les insultes qui ont frappé Aristide Briand, un de nos meilleurs hommes politiques). C’est ainsi que la Russie et ses colonies s’enfonceront dans une misère matérielle et une tyrannie bien pires que celles des derniers tsars. Alexandre Soljenitsyne a magistralement exposé la situation et son évolution dans La Roue rouge, dont j’ai rendu compte ici.

Un modèle de dictature très efficace

En fait, ce qui distingue Lénine des politiciens démagogues ordinaires, dont il partage la phraséologie, et des dictateurs meurtriers du modèle courant, ce sont deux choses : un parti... léniniste, c’est-à-dire une secte militarisée à la discipline implacable, et une idéologie utopique qui n’a pas pour but d’être réalisée, mais d’embrumer l’esprit du peuple et d’épurer les indésirables, Dictature du Prolétariat, Abolition de la propriété privée, Race des Seigneurs, Islam des premiers temps, et autres balivernes. On peut rapprocher les deux bras du parti totalitaire du modèle STAM du professeur Orsini, mentionné ci-dessus. L’idéologie doit être à la fois suffisamment simpliste et suffisamment utopique pour embrigader des masses que l’on aura endoctrinées depuis l’enfance, mais la seule idée qui intéresse le Chef totalitaire, c’est que le peuple soit bien convaincu que la matraque tourne au-dessus de sa tête.

Muni du parti et de son idéologie, la dictature totalitaire peut contrôler, dans une certaine mesure, non seulement les actes et les comportements des populations, mais aussi leurs pensées, leur convictions, leurs croyances, leurs états mentaux. C’est ce qui la distingue des dictatures ordinaires. Il y a bien sûr des cas intermédiaires, toutes les dictatures brident la liberté d’expression et par là la liberté de pensée.

Ce modèle prouvera son efficacité, et séduira des disciples : Benito Mussolini, Joseph Staline, Adolf Hitler, Mao Zedung, Rouhollah Khomeini...

La dynamique interne du parti totalitaire nécessite la détection et l’assassinat périodiques d’ennemis de l’intérieur, de préférence parmi les dirigeants qui risqueraient de faire de l’ombre au Chef. On connaît les purges staliniennes des années 1930, mais Lénine avait commencé, et d’ailleurs l’obligation d’épurations périodiques est la quatorzième des 21 conditions d’adhésion à l’Internationale communiste. La Terreur rouge s’abat sur la Russie. Le livre de Stéphane Courtois se réfère abondamment aux travaux de l’historien britannique Orlando Figes, spécialiste reconnu auteur de A People’s Tragedy : Russian Revolution 1891-1924.

Un système totalitaire accompli tue par millions. C’est en cela que Mussolini était un dictateur totalitaire velléitaire, du moins jusqu’à la République de Salò, mais alors ce n’était plus lui qui avait le pouvoir réel. Franco a emprunté pas mal d’idées et de pratiques au totalitarisme, mais il était bien trop perspicace pour se rallier au nazisme ou même pour développer un délire idéologique du même ordre. Mutatis mutandis, Xi Jinping me donne une impression similaire : il reprend beaucoup de Mao Zedung, y compris dans ce qu’il avait de pire (à l’égard des Ouïgours notamment), mais avec prudence, du moins jusqu’à aujourd’hui (2024). La théocratie iranienne est un vrai régime totalitaire, avec ses succursales Hezbollah et Hamas, les Gardiens de la Révolution islamique (les Pâsdârân) n’ont pas grand chose à envier à un vrai parti communiste, le film Chroniques de Téhéran d’Ali Asgari et Alireza Khatami fait furieusement penser à l’URSS.

Un régime totalitaire soucieux de sa survie, qui nécessite notamment des relations internationales, se donnera la peine de sauver quelques apparences, contrairement par exemple aux Khmers rouges, qui n’ont pratiqué que la bestialité meurtrière. Ainsi le régime soviétique avait développé l’éducation et la recherche, mais en fait Alexandre II et Alexandre III avaient déjà beaucoup agi en ce sens, le propre père de Lénine fut un acteur efficace de la scolarisation de masse. Les organisations islamistes comme le Hezbollah et le Hamas s’achètent une vertu par les œuvres sociales, et bien sûr elles attirent ainsi des gens de bonne volonté : comment développer des services sanitaires à Gaza sans collaborer avec le Hamas ? (bien sûr aujourd’hui ces services sanitaires ont été pratiquement anéantis par l’armée israélienne).

Le modèle totalitaire

Le parti léniniste et la dictature qu’il exerce constituent le modèle achevé du système totalitaire, dont Hannah Arendt donnera une analyse implacable dans le troisième volume de son ouvrage de 1951 Les Origines du totalitarisme, en comparant, pas à pas, les idées et les actes du système soviétique de l’époque de Staline et ceux du système nazi. Le poids du communisme sur l’intelligentsia française était tel qu’il faudra attendre la traduction française jusqu’en 1972. Il est de bon ton aujourd’hui de dédaigner Hannah Arendt : si Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal appelle quelques réserves, surtout dues aux répercussions de son indulgence envers Heidegger, le volume sur Le Système totalitaire reste un cadre d’analyse irremplaçable, sans parler d’autres textes toujours passionnants.

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