Maître de conférences à l’université de Poitiers et membre du
Centre de recherche sur l’intégration économique et financière
(CRIEF), Olivier Bouba-Olga dissipe dans ce livre bref et dense
quelques idées reçues relatives à l’économie contemporaine et
aux difficultés qui en résulteraient pour la France. Ses analyses
donnent un angle de vision différent de celles de Michel Volle
auxquelles j’ai déjà fait écho ici, sans toutefois les
contredire, et rejoint par certains points celles de
Daniel Cohen.
Selon un point de vue largement répandu, même si un peu moins
généralement accepté qu’il y a un ou deux ans, la mondialisation
et sa conséquence, l’essor des délocalisations industrielles,
seraient à l’origine du taux de chômage élevé et de la stagnation
du niveau de vie que connaît notre pays.
Pour commencer, la mondialisation de la production et du commerce
n’explique, au sens statistique du terme, que moins de 5% du chômage
français, comme Daniel Cohen l’avait déjà expliqué.
Ensuite, Bouba-Olga replace les choses dans leur contexte : les délocalisations
sont un aspect parmi d’autres de la réorganisation des activités
économiques à l’échelle mondiale. Cette réorganisation globale résulte
elle-même du phénomène décrit par Michel Volle, l’émergence
depuis les années 1970 d’un nouveau système économique dominé par la
production de composants micro-électroniques et de logiciels. Parmi
les autres aspects de de cette réorganisation de l’économie on peut
noter le déclin des activités de production et donc de la demande de
main d’œuvre peu qualifiée, ainsi que le rôle central pris par
l’Internet.
Dans ce contexte Bouba-Olga, comme Volle, pointe l’extinction du
modèle de l’entreprise fordiste. Le livre est parsemé d’encadrés qui
décrivent des cas concrets : ainsi trouve-t-on p. 41 un résumé de
l’histoire exemplaire de Moulinex, son ascension et sa chute. Comme
Jean-Jacques Rosa, Bouba-Olga montre que le niveau relatif des
coûts salariaux français, réputés élevés, ne sauraient à eux seuls
expliquer les délocalisations, et son tableau de la page 58, qui met
en regard le coût du travail et la productivité dans les pays
européens est très éclairant à cet égard. L’encadré de la page 79
décrit comment LVMH connaît le succès sans externaliser la
distribution ni délocaliser la production (si l’on considère que la
Manche, l’Indre et la Vendée ne sont pas des sites de délocalisation).
Les choix de Louis Vuitton sont comparés à ceux d’Hermès et de Gucci,
mais aucun de ces industriels du luxe ne fait fabriquer ses articles
de maroquinerie hors de France ou d’Italie, ce qui montre que les
délocalisations ne sont pas inéluctables à condition de bien choisir
ses produits, ses marchés et surtout son modèle d’organisation.
Dans le contexte d’extinction du modèle fordiste, Olivier Bouba-Olga
distingue les réactions de deux types d’entreprises :
– l’entreprise néo-fordiste, qui s’adapte à la nouvelle situation en
réduisant les coûts grâce à des investissements : automatisation
pour dégager des économies d’échelle, élévation de la qualification
du personnel, combinaison plus efficace des facteurs de production
et réorganisation ;
– l’entreprise post-fordiste qui, plus que sur la réduction des coûts,
mise pour son succès sur l’innovation et le gain de parts de marché.
L’orientation néo-fordiste est bien adaptée aux nouveaux pays industriels
et à l’Europe de l’Est, qui disposent d’un avantage comparatif en termes
de coûts salariaux, avec un niveau de qualification de la main d’œuvre
suffisant pour adopter avec succès les nouvelles technologies et les
nouvelles méthodes de travail.
L’orientation post-fordiste est caractéristique des secteurs les plus
modernes, tels que décrits par Michel Volle : Bouba-Olga donne
l’exemple de Novartis (p. 142), « firme cognitive ... qui s’est
désengagée de l’industrie chimique pour se positionner dans le secteur
pharmaceutique à partir de l’exploitation des compétences en
biotechnologies. Ce pool de compétences ... résulte d’acquisitions
partielles ou totales, de coopérations, d’alliances technologiques
ainsi que de collaborations avec des universités. »
Ce livre agréable à lire éclaire de nombreux sujets que je ne puis
tous évoquer ici, par exemple il réfute l’idée selon laquelle l’action
publique dans le domaine économique serait vouée à l’impuissance,
voire forcément nuisible : les institutions publiques sont
indispensables et les effets de leurs actions sont décisifs,
simplement leur rôle doit être adapté au nouveau système économique.
J’emprunterai à Olivier Bouba-Olga une dernière notation : la
distinction entre connaissances tacites et connaissances codifiables.
« Xerox ... estime que 42% du savoir et des savoir-faire de la firme
résident dans la tête de ses employés, 46% sont stockés dans des
documents, 12% sont gérés par un système d’information commun. »
L’auteur cite G. Dosi : les connaissances codifiables sont aux
performances des organisations ce qu’un abonnement à l’American
Economic Review est à l’obtention du prix Nobel d’économie.
Autant dire que l’on est pas près de pouvoir se passer des
connaissances tacites, ni de ceux dans la tête de qui elles résident.