Robert Linhart était un dirigeant de l’Union des Jeunesses communistes marxistes-léninistes (UJC(ml)), un goupe maoïste créé en 1966 par des élèves de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, disciples de Louis Althusser.
En plein mouvement de Mai 1968, Robert Linhart connaît de graves problèmes psychiques qui conduisent à son hospitalisation pour une cure de sommeil. Après Mai 1968 l’UJC(ml) se dissout, Robert Linhart et quelques autres se regroupent avec des militants du Mouvement du 22 mars pour créer la Gauche prolétarienne, mouvement d’inspiration maoïste qui se veut plus radical, appelle à la violence du prolétariat contre la violence du patronat, et incite ses militants à se faire embaucher dans des usines (« s’établir ») pour y déclencher des luttes. En septembre 1968 Robert Linhart entre comme ouvrier spécialisé (en cachant sa qualité d’intellectuel) à l’usine Citroën de la porte de Choisy à Paris, il y restera un an et tirera de cette expérience son livre L’Établi, paru en 1978 aux Éditions de Minuit, dont ce film est l’adaptation. L’itinéraire ultérieur de Robert Linhart, après une tentative de suicide en février 1981, est évoqué par le livre de sa fille Virginie Linhart Le jour où mon père s’est tu. Virginie Linhart a également consacré un livre passionnant à ses grands-parents paternels, Juifs polonais miraculeusement échappés du génocide, La vie après.
Le film, d’une grande qualité de réalisation et d’interprétation, décrit de façon précise et cruelle la condition ouvrière du travail à l’usine. La chaîne de montage des 2CV est magnifiquement reconstituée, mais on voit bien que le travail manuel n’est obtenu que par la violence permanente qui s’exerce sur les ouvriers, sans parler du racisme de la maîtrise à l’égard des immigrés, qui constituent une bonne moitié de la main d’œuvre. Pour citer le livre de Linhart, « Quand j’avais compté mes 150 2CV, et que ma journée d’homme-chaîne terminée je rentrais m’affaler chez moi comme une masse, je n’avais plus la force de penser grand-chose, mais au moins je donnais un contenu précis au concept de plus-value. »
Malgré toutes ses qualités (ou à cause d’elles), ce film m’a laissé le sentiment d’un profond malaise. À l’époque où se situe l’action du film j’appartenais à un groupuscule maoïste, différent de celui de Robert Linhart, moins radical mais tout aussi délirant, et il m’est impossible de regarder ce récit d’un œil détaché, extérieur. Or, notre action n’était pas honnête. Certes, Robert Linhart a eu le courage d’agir conformément à ses idées de façon assez extrême, mais il l’a fait après avoir été reçu au concours de la rue d’Ulm et à l’agrégation de philosophie, ce qui lui a assuré le retour à une vie dégagée des soucis matériels après son escapade prolétarienne, ce qui ne fut le cas ni de ses camarades qui s’étaient engagés à la sortie du lycée ou sans être entrés à l’ENS, ni des ouvriers qui l’avaient suivi dans le mouvement de grève qu’il avait déclenché, et qui furent exposés aux mesures de rétorsion de la direction de l’usine. L’impression finale que m’a laissé le militantisme, c’était celle du mensonge et de l’hypocrisie, et je me suis retrouvé là face à de mauvais souvenirs, comme en voyant le film d’Olivier Assayas Après Mai. Malgré cela, qui après tout ne vous concerne peut-être pas, je vous conseille vivement d’aller voir ce film.