Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Le Cnam
Article mis en ligne le 25 octobre 2022
dernière modification le 31 octobre 2022

par Laurent Bloch

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Sept ans à l’Ined m’ont beaucoup fait progresser en sciences humaines et sociales, pour la première fois j’ai dirigé une équipe, le travail de loin le plus difficile que j’aie jamais eu à faire, mon horizon informatique s’est élargi, mais quand même j’ai un peu fait le tour de la maison, et réussi à me mettre les syndicats à dos : c’est facile, il suffit de prendre son travail au sérieux. Un beau jour de 1988 le bulletin de l’Association française pour la cybernétique économique et technique (AFCET) met sous mes yeux une petite annonce du Conservatoire national des Arts et Métiers (Cnam), qui cherche un directeur pour son Laboratoire d’informatique. Il ne s’agit pas d’un laboratoire de recherche, plutôt du centre de calcul pour la recherche et l’enseignement, mais le titre ronflant de Directeur du Laboratoire d’informatique fait partie des avantages [1] du poste, qui correspond à mon profil, je pose ma candidature, elle est retenue.

Le Cnam a été fondé en 1794 par l’Abbé Grégoire pour « perfectionner l’industrie nationale ». Au début il s’agit uniquement d’un musée où sont exposées les dernières réalisations de la révolution industrielle à ses débuts, puis le besoin se fait sentir de conférenciers pour en expliquer le fonctionnement aux visiteurs, bientôt les conférences deviennent des cours et le Cnam un établissement d’enseignement professionnel en plus du musée, qui existe toujours et qui mérite une visite. Les cours du Cnam sont principalement des cours du soir destinés à des élèves qui ont une activité professionnelle et qui veulent progresser. Le film d’André Cantenys Un Creuset - Le Conservatoire national des arts et métiers (1956, disponible sur YouTube) illustre à merveille l’idéal de promotion du travail, qui conduit un « simple dessinateur » à devenir ingénieur grâce aux cours du soir du Cnam, institution destinée à couronner l’édifice de l’enseignement technique français, qui à cette époque remplissait assez bien sa mission envers l’industrie et l’économie du pays. Pour donner une idée de la place du Cnam, l’effectif approche de 80 000 élèves, sans compter ceux des 200 centres associés de province, d’outre-mer et de l’étranger.

Jusque dans les années 1960 les corps d’enseignants du Cnam étaient régis par des statuts spécifiques, sans rapport avec ceux des universités, avec au sommet les professeurs titulaires de chaires, souvent issus du monde industriel, au déroulement de carrière plus avantageux que celui des professeurs d’université. Chaque professeur titulaire de chaire était élu par le collège des professeurs, à l’instar du Collège de France, institution à laquelle le Cnam a toujours voulu ressembler. Les critères de sélection des candidats n’étaient pas des critères académiques, au sens des critères de nomination des professeurs d’université.

Dans le courant des années 1970 le directeur du Cnam de l’époque, agacé du comportement excessivement mandarinal des professeurs titulaires de chaires, va obtenir des modifications réglementaires afin de pouvoir y accueillir des professeurs d’université. Il aura ainsi face à lui deux corporations rivales, en effectifs à peu près équilibrés, ce qui lui assurera une direction des affaires plus paisible pendant qu’elles se disputeront. Mais cela va modifier profondément la nature de l’établissement : un professeur d’université, de par son statut, fait de la recherche, encadre des doctorants, anime une équipe avec des maîtres de conférence, des ingénieurs et des stagiaires post-doctoraux, ce qui introduit au Cnam toutes sortes d’activités et de préoccupations assez éloignées de la formation professionnelle, fût-elle supérieure. Bref, le Cnam commence à ressembler de plus en plus à une université ordinaire ; cette évolution se poursuit lentement mais régulièrement.

Le 1er septembre 1988 je suis accueilli par Charles Dahan, le directeur adjoint du Cnam pour l’administration et les finances. Il est un de mes deux chefs, l’autre est Jacques Vélu, président du département mathématique et informatique. Avoir deux chefs va se révéler une situation plutôt avantageuse ; en fait la situation qui m’attend est piégée, comme à mon arrivée à l’Ined le poste est vacant depuis deux ans, avec les conséquences habituelles, démobilisation de l’équipe, immobilisme, problèmes en suspens. Les gens bien informés ont prudemment décliné l’offre d’emploi, Messieurs Dahan et Vélu sont bien contents d’avoir trouvé en moi un naïf mal renseigné, alors ils feront l’un et l’autre tout pour m’être agréables, par exemple à l’occasion de cette anecdote : un matin de novembre 1990, la secrétaire de Dahan m’appelle, « pouvez-vous passer au bureau de Monsieur Dahan cet après-midi ? ». Moi : « Oui, bien sûr ». L’après-midi, Dahan : « Monsieur Bloch, il faut que vous me rendiez un service. Il y a des c... qui ont demandé des crédits, ils les ont obtenus, et maintenant ils ne sont pas fichus de les dépenser. Cela risque de faire très mauvaise impression au Conseil d’administration. Alors, est-ce que vous pouvez dépenser un million (de francs) rapidement ? ». Charles Dahan avait commencé sa carrière comme instituteur dans les Aurès, il ne pratiquait pas les fioritures langagières. Moi : « Ah, Monsieur Dahan, ça va être compliqué, mais on devrait y arriver ». Nous y sommes arrivés.

Ce dialogue est l’occasion de signaler qu’une partie non négligeable de mon travail, au Cnam comme auparavant à l’Ined ou plus tard à l’Institut Pasteur et à l’université Paris-Dauphine, relève de la mendicité : convaincre les différentes autorités concernées de m’accorder des budgets suffisants. Foin de fausse modestie, je dois dire que j’ai toujours excellé dans cet exercice, et en bonne partie grâce à mes années de latin, qui m’ont appris l’art de la phrase écrite concise, sobre et néanmoins sans réplique, indispensable dans la rédaction des projets à financer. Un jour Emmanuel Todd a attiré mon attention sur la caractère magique du texte écrit, je m’en suis souvenu et en ai fait usage sans scrupule ni retenue. Le latin fut donc un des apprentissages les utiles que me procura l’institution scolaire. Je tiens à dire que je n’ai néanmoins jamais dilapidé les deniers publics, certains de ceux qui m’ont succédé ici ou là ont dépensé quatre fois plus d’argent que moi pour des résultats bien moindres.

À l’Ined j’avais travaillé avec des ressortissants d’une corporation inconnue de moi, les chercheurs : au Cnam je vais approfondir mon apprentissage, avec des enseignants-chercheurs, dont certains enseignants-chercheurs en informatique. Je suis très reconnaissant à Claude Kaiser, professeur à la tête de l’équipe de recherche en systèmes d’exploitation et réseaux, qui m’invite régulièrement aux séminaires de cette équipe, ce qui là encore m’ouvre des horizons inconnus. Par exemple ils invitent des industriels et tentent de les convertir au langage de programmation Ada (cf. le chapitre consacré à Ada) ; je me souviens de la réaction des ingénieurs de Matra à l’idée de programmer en Ada la tête chercheuse de leurs missiles air-air : « vous n’y pensez pas, ça va nous rajouter au moins un gramme, peut-être même deux ! ». La notion de lourdeur du logiciel prenait un sens concret. Il y aura aussi une séance consacrée à Willy Zwaenepoel, alors professeur à Rice University (avant d’être élu doyen de la faculté Informatique et Communications de l’École polytechnique fédérale de Lausanne), qui nous parlera de l’informatisation des systèmes de contrôle du trafic aérien.

J’ai dans mon équipe un excellent ingénieur en systèmes d’exploitation et réseaux, Éric Gressier, qui a déjà soutenu une thèse sur les réseaux de Petri et qui ne va pas tarder à obtenir un poste de maître de conférences, ce qui, soit dit en passant, dégradera sévèrement son niveau de vie. Il y a aussi une élève particulièrement active, Catherine Letondal, qui prépare son diplôme d’ingénieur consacré au système d’exploitation Chorus, et qui vient solliciter les ingénieurs de mon équipe pour qu’ils fassent marcher le compilateur Ada du VAX qui équipe le laboratoire.

Comme il fallait développer les accès à l’Internet, et pour ce faire les systèmes Unix, et qu’Éric Gressier avait quitté l’équipe pour son nouveau poste, je fais venir dans l’équipe un ingénieur qui a de l’avance sur ces sujets, Frédéric Chauveau. Ce seront trois années de collaboration fructueuse.

Un peu avant de venir au Cnam, j’avais lu un des plus beaux livres d’informatique jamais écrit, Structure and Interpretation of Computer Programs, de Gerald Jay Sussman et Hal Abelson. Tous les aspects de l’informatique y sont abordés, de la conception des circuits électroniques des ordinateurs à la programmation logique, en passant par la récursivité, l’écriture d’interpréteurs de langages et bien d’autres choses. Pour exprimer leurs idées par des programmes, les auteurs utilisent le langage Scheme ; comme je suis conquis par les idées, je souhaite apprendre le langage, mais je ne trouve pas d’interpréteur qui me permettrais de programmer en Scheme.

Par une coïncidence très heureuse, je retrouve au Cnam, où il est maître de conférences, Fouad Badran, que j’avais connu une quinzaine d’années plus tôt à Palestine Informations. Entre temps il était retourné au Liban, qu’il avait dû quitter lors de l’invasion israélienne de 1982 parce que son épouse Nabila, médecin au Croissant Rouge palestinien, était directement menacée. Et comme ces retrouvailles sont chanceuses à plus d’un titre, il me remet une disquette qui contient mon premier interpréteur Scheme, je vais pouvoir pratiquer ce langage, d’autant plus que Frédéric Chauveau se révèle en être un aficionado. Ce n’est que plus tard que j’aurai pour Scheme un véritable compilateur utilisable, Bigloo de Manuel Serrano.

Les enseignements initiaux d’informatique du Cnam sont organisés autour du module d’algorithmique-programmation, conçu, organisé et réalisé par Véronique Donzeau-Gouge et Thérèse Hardin, selon des principes scientifiques rigoureux, autour des langages de programmation Caml (ancêtre d’OCaml) et Ada. Ces choix seront parfois critiqués par des praticiens à courte vue, mais ils sont judicieux. Fonder des enseignements sur les derniers langages à la mode obligerait à en changer comme de chemise, et de plus rien ne dit que la mode soit intelligente. Quand, quelques années plus tard, avec William Saurin et Frédéric Chauveau, nous organiserons à l’Institut Pasteur un cours d’informatique destiné aux chercheurs en biologie, le cours du Cnam sera notre modèle, en substituant Scheme au langage Caml. J’assisterai à quelques séances de cours en amphithéâtre, donnés cette année-là par Pierre Weis, un des auteurs du Caml de l’Inria, j’en retiendrai et adopterai pour mon propre compte son style d’enseignement de la programmation : écrire inlassablement des textes de programmes au tableau, et de façon générale écrire au tableau ce que l’on souhaite que les étudiants écrivent dans leurs notes. En effet, apprendre à programmer n’est pas apprendre à taper vite sur un clavier, c’est apprendre à raisonner sur des textes de programmes, et, pour suivre un autre maître peu susceptible d’être ridiculisé, Cédric Villani a bien expliqué que la pensée va à la même vitesse que la craie sur le tableau. Les projections de slides sur un écran conviennent à une présentation rapide mais pas à un exposé dont on veut que les auditeurs se pénètrent.

Autant j’ai apprécié les enseignants-chercheurs et ingénieurs du Cnam mentionnés ici, ainsi que les élèves, souvent admirables dans leurs efforts pour venir étudier après leur journée de travail, autant certains aspects de la situation étaient moins agréables. La hiérarchie universitaire française est celle de l’Église d’Ancien Régime : les professeurs constituent le haut clergé, les maîtres de conférence le bas clergé, et nous, ingénieurs et techniciens, la catégorie ancillaire des frères converts. Et l’informatique pratique, qui consiste à faire fonctionner des ordinateurs, des systèmes et des réseaux, est méprisée par ceux qui ne la comprennent pas, et ils sont nombreux. Bien sûr les gens intelligents sont au-dessus de cette vision misérable, mais certains membres du clergé, généralement pas les plus brillants, ne manquent pas de nous faire sentir l’infériorité de notre statut.

Durant mes années au Cnam j’ai l’occasion de participer à une escapade cocasse. À la fin des années 1980, les autorités académiques américaines ont fait le constat de l’insuffisance qualitative et quantitative de leurs formations d’ingénieurs. Afin d’y remédier, ils décident de regarder ce qui se fait dans d’autres pays, pour s’inspirer des meilleures expériences, et à cette fin d’inviter des représentants qualifiés de ces différents pays. Pour la France, ils s’adressent à la Conférence des grandes écoles, dont ils invitent une délégation à Berkeley et à Davis, sur deux campus de l’université de Californie. Par suite d’un malentendu amusant, je fais partie de la délégation.

La délégation est exclusivement constituée de polytechniciens, à deux exceptions près. Mon ami Yves Legrandgérard est à l’époque directeur du centre de calcul de Polytechnique, les organisateurs n’ont pas imaginé une minute qu’il ne soit pas polytechnicien, et l’ont donc mis sur la liste. Lui-même a suggéré mon invitation (je suis à l’époque directeur du laboratoire d’informatique du Cnam), et par transitivité ils ont cru que j’étais polytechnicien. L’erreur se révèle dès l’embarquement [2] à Roissy, mais c’est trop tard.

Il y a une autre exception, qui détone dans le tableau : une délégation de l’École Nationale Supérieure de Biologie Appliquée à la Nutrition et à l’Alimentation (ENSBANA) de Dijon, visiblement snobée par les autres, mais dont la présence a été expressément demandée par le département d’agronomie de Davis, au cœur du vignoble californien, et très désireux d’obtenir pour ses étudiants des stages au cœur du vignoble bourguignon.

Donc, nous voici à Berkeley, où nous sommes somptueusement reçus. Jacques Lévy, à l’époque directeur de l’École des Mines, au demeurant un compagnon de voyage fort aimable, est chargé d’exposer aux Américains le dispositif français de formation des ingénieurs. Il projette des transparents avec de nombreux rectangles reliés par des flèches dans tous les sens, dont il se dégage l’impression que les rectangles de Polytechnique et des Mines sont nettement au-dessus des autres. Il n’a pas très bien su où mettre l’ENS, qui est à part dans la marge, mais pas trop haut quand même.

C’est incompréhensible, les Américains répondent poliment qu’ils n’ont pas très bien compris, et ils posent une question déroutante : combien se délivre-t-il de diplômes d’ingénieurs en France chaque année, et combien cela coûte-t-il ? Après un léger brouhaha, il leur est répondu que la France délivre chaque année un peu plus de 10 000 diplômes d’ingénieurs [3], pour un coût que j’ai oublié, mais élevé. Nos hôtes Américains en concluent in petto que c’est improductif et cher.

Je garde d’excellents souvenirs du reste du voyage, avec visites et dégustations dans la Napa Valley et la Sonoma Valley, par exemple dans les chais de la branche californienne de Moët et Chandon (excellents produits).