Depuis le début de l’attaque israélienne sur Gaza, les actualités me labourent le crâne. On peut penser à la guerre d’Algérie : pays transformé en prison, massacres de civils, abolition de la dignité humaine, avilissement des agresseurs.
Demain il y aura sans doute une trêve, un cessez le feu, que sais-je, mais je ne vois pas ce que cela aura changé quant au fond. D’accord, les Palestiniens de Gaza cesseront de recevoir des obus sur la tête, les malades dans les hôpitaux pourront dormir sans craindre un obus, ils pourront manger, ils auront de l’eau et peut-être même de l’électricité, mais c’est quand même la moindre des choses. Pour le reste, ils continueront de vivre à 1,4 millions dans un territoire grand comme un canton rural français, entouré de barbelés, une sorte de camp de concentration privé de tout. Soumis aux humiliations quotidiennes, aux interdictions de toutes sortes : circuler, étudier, travailler, vivre en un mot. Et cela depuis quarante ans. Les conséquences de cette souffrance quotidienne sont ravageuses.
Le roman de Hubert Haddad ne se passe pas à Gaza, mais en Cisjordanie. La vie des Palestiniens n’y est pas très différente, les privations et les humiliations sont semblables, il y a des nuances dans les vexations. Attentes interminables et filtrages arbitraires aux checkpoints, quadrillage du territoire par les routes de contournement et le mur de sécurité auxquels s’ajoutent d’autres zones interdites, qui imposent au moindre déplacement des heures de détours, lesquelles peuvent être fatales s’il s’agit d’aller à l’hôpital. Voici, à ce propos, un texte de 2004 de l’auteur palestinien de nationalité israélienne Azmi Bishara, qui fut député à la Knesset de 1996 à 2007. En plus de tout cela, les colons israéliens, agressifs, violents, meurtriers quand l’occasion s’en présente, pour le confort desquels l’armée israélienne expulse les habitants de quartiers entiers, à Hébron par exemple, barre les rues, arrache les plantations, dresse des barrages entre des paysans et leurs terres.
Nous pouvions déjà lire un beau roman écrit en français qui évoque la vie en Palestine occupée : L’Attentat de Yasmina Khadra. L’intrigue (ce mot n’est pas approprié, mais je n’en trouve pas d’autre) en est cinglante : « Dans un restaurant bondé de Tel Aviv, une femme fait exploser la bombe qu’elle dissimulait sous sa robe de grossesse. Toute la journée, le docteur Amine, Israélien arabe, opère à la chaîne les nombreuses victimes de cet attentat. Au milieu de la nuit, on le rappelle d’urgence à l’hôpital pour lui apprendre sans ménagement que la kamikaze est sa propre femme. » Amine voudra savoir comment sa femme a pu en arriver à une telle résolution : cette interrogation le conduira en Cisjordanie près de ceux qui ont fourni la bombe, puis à la mort.
Le récit de Hubert Haddad est aussi audacieux : près du mur qui sépare la Cisjordanie d’Israël, un groupe de fedayin attaque une patrouille israélienne, tue un des militaires et enlève l’autre, le soldat Cham, qui en fait était censé être parti en permission. Lors de la contre-attaque israélienne, les fedayin sont tués. Cham laissé sans connaissance, en habits civils, sans aucun document qui permette de l’identifier, est recueilli par le ferrailleur gitan Amoun, qui croit reconnaître le fils disparu d’Asmahane, une femme palestinienne aveugle dont le mari a été tué par les Israéliens lors d’un assassinat ciblé. Amoun confie Cham à Asmahane et à sa fille Falastìn, qui porte le nom de la Palestine en arabe. Il s’avère que le choc a laissé Cham amnésique, et comme il parle couramment arabe, ses hôtesses ainsi que lui-même peuvent imaginer qu’il est Nessim, le fils d’Asmahane, le frère de Falastìn, beauté tragique dont il tombe éperdument amoureux. En Israël, personne ne sait qu’il a été enlevé, il n’est pas porté disparu ni recherché.
Depuis que, petite fille, elle a assisté à l’assassinat de son père, Falastìn s’est retirée de la vie, elle est anorexique. Elle a dû abandonner ses études parce que les checkpoints bloquent le passage vers l’université, elle participe à un groupe militant contre l’occupation.
Les services secrets israéliens se rapprochent du groupe de Falastìn, Nessim et elle doivent fuir à Hébron et se séparer. Ils se retrouveront pour une nuit de chasteté partagée, retourneront au village : la maison a été détruite en représailles par l’armée israélienne, Asmahane n’a pas lu l’avis de démolition, et pour cause, et elle a été ensevelie sous les décombres.
Après la mort d’Asmahane à l’hôpital, Falastìn disparaît. Manastir, le photographe qui hébergeait Nessim, est arrêté, sa maison murée, sa collection de photos de la Palestine d’antan détruite. Nessim, seul, désemparé, part rejoindre les militants radicaux qu’il avait rencontrés chez Manastir : ils lui fournissent les papiers volés quelques jours plus tôt à un soldat israélien du nom de Cham et l’envoient à Jérusalem, où un membre de leur réseau l’équipera d’une ceinture d’explosifs.
Hubert Haddad est romancier, mais aussi poète, son style est superbe et cette tragédie contemporaine, dont les héros sont une aveugle, une anorexique et un amnésique, appelle les noms d’Antigone, de Juliette, d’Andromaque.