Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Paris
Article mis en ligne le 24 octobre 2022
dernière modification le 31 octobre 2022

par Laurent Bloch

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Le jour de mes vingt ans j’embarque pour Paris, la rentrée est cinq jours plus tard. La sœur aînée de ma mère, Renée, et son mari Georges habitent rue de Monceau, j’occuperai la chambre de bonne du sixième étage, et comme ils passent l’hiver à Antibes je profiterai de l’appartement six mois par an.

L’école de l’Insee, l’Ensae, est sise rue de Montmorency, dans le Marais. Son directeur, Marcel Croze, nous accueille en nous promettant la fin du temps sinistre de novembre et l’arrivée d’un merveilleux mois de mai, étrange prémonition. Des années plus tard, je reverrai Marcel Croze lors d’un colloque démographique, à Besançon je crois, et je lui demanderai si nous n’avions pas été trop insupportables en Mai 68 : « Mais pas du tout, me répondra-t-il, au contraire, ça a été le meilleur moment de ma vie professionnelle. Il y a un seul élève qui a un jour vraiment passé les bornes, Bruno Durieux » (brillant polytechnicien, futur membre du cabinet de Raymond Barre et plus tard ministre de la santé, mais à l’époque à fond dans le mouvement de mai).

Le Mouvement communiste de France (MCF, ainsi se nomme le groupe marxiste-léniniste dirigé par Jacques Jurquet) m’affecte à la cellule du 18ème arrondissement, qui ne compte que deux membres réellement actifs, Joël, la quarantaine, cinéaste, et Christiane, sensiblement plus âgée, tous les deux vétérans des réseaux de soutien au FLN pendant la guerre d’Algérie, ce qui leur a valu un séjour en prison. Cette expérience les a incités à concentrer leur action militante sur le quartier de la Goutte d’Or, habité de façon très majoritaire par des immigrés originaires du Maghreb. Ce n’est qu’une petite partie de cet arrondissement, socialement très bigarré, avec les résidences luxueuses des versants de la Butte Montmartre, les quartiers ouvriers traditionnels le long des boulevards des Maréchaux, le quartier de la rue de Torcy, vers la porte de la Chapelle, où habitent à l’époque beaucoup d’Antillais, le secteur touristique et pornographique des places Blanche et Pigalle, la place Clichy, passerelle vers des quartiers chic. C’est à cette époque l’arrondissement le plus peuplé de Paris, avec 240 000 habitants. Nous serons surtout présents à la Goutte d’Or.

La population immigrée originaire du Maghreb offre à cette époque un visage très différent de celui d’aujourd’hui. Il s’agit essentiellement de travailleurs célibataires ou qui ont laissé leur famille au pays, ils viennent le plus souvent des régions les plus pauvres, Aurès, Kabylie, il sont OS ou manœuvres dans le bâtiment ou dans l’industrie automobile. À l’époque Paris est entouré d’usines, Citroën à Saint-Ouen, Clichy, Levallois et aussi dans le 15ème arrondissement, Renault à Boulogne, l’industrie chimique à Saint-Denis, etc. Un jour en allant avec des amis en voiture de Boulogne à Villeneuve-la-Garenne en longeant la Seine, l’un de nous observe que nous voyons défiler sous nos yeux un bon quart du potentiel industriel français. Les ouvriers arabes en forment le gros de la main d’œuvre, avec les Portugais, et des contingents moins nombreux de Yougoslaves, de Maliens, de Sénégalais. Selon la thèse du parti communiste chinois à laquelle nous adhérons, la Zone des Tempêtes révolutionnaires (le Tiers-Monde) encercle les métropoles impérialistes (les pays occidentaux), et à l’intérieur des dites métropoles les espoirs révolutionnaires reposent, pas exclusivement mais pour une bonne part, sur les travailleurs immigrés, détachements de la Zone des Tempêtes au cœur des métropoles, où les impérialistes cupides ont eu l’imprudence de les installer. Cette imprudence, nous n’en doutons pas, signe leur arrêt de mort, la révolution est en marche. Enfin, virtuellement.

Les travailleurs arabes de la Goutte d’Or logent, pour la plupart, entassés dans des hôtels meublés sordides. Le soir ils se retrouvent dans de grands cafés qui abritent l’essentiel de leur vie sociale, où souvent ils jouent au loto en buvant du thé ou du café. C’est là que se déroule une bonne part de notre activité militante, nous passons de café en café en distribuant des tracts et en vendant des Petits Livres Rouges et des brochures de l’OLP (Organisation de libération de la Palestine) en arabe : nous sommes très bien accueillis, ainsi que notre littérature, d’autant mieux que ni notre public ni nous-mêmes ne savons lire ces textes séduisants.

Pour être admis en ces lieux, il a fallu négocier (tacitement) l’accord de l’Amicale générale des travailleurs algériens, en fait un organe du gouvernement algérien chargé de contrôler l’émigration, représentée localement par un Monsieur Areski qui dispose d’un pouvoir important dans le quartier. Tant que nous parlons de la Zone des Tempêtes, du Vietnam, de la Palestine et que nous disons du mal des patrons français, du PCF et de la CGT, cela lui convient. À cette époque le régime algérien est officiellement considéré comme « progressiste », alors nous sommes admis, mais discrètement surveillés.

Joël a entrepris de reconfigurer la toponymie du quartier : la rue de Suez devient la rue de la Nationalisation du canal de Suez, la rue de Panama la rue de la Révolte contre l’occupation de la zone du canal de Panama (de 1964), la rue Stephenson reste la rue Stephenson, inventeur chinois de la machine à vapeur, la rue des Gardes, évidemment, rue des Gardes Rouges, la rue Marx Dormoy rue Karl Marx. La rue Léon sera la rue Vladimir Ilitch, voire Joseph Staline : les pro-chinois sont très anti-trotskystes.

La vie matinale du quartier à cette époque semblerait très étrange à un Parisien d’aujourd’hui : nous distribuons des tracts au métro Barbès-Rochechouart à cinq heures et demie, les ouvriers (qui habitent donc Paris) partent à l’usine, le boulevard est plein de monde, tous les cafés, les boulangeries, les marchands de journaux sont ouverts.

En cette année 1967 le Ramadan tombe au mois de décembre, cette solennité dont j’avais une connaissance livresque et exotique devient subitement quelque chose de très concret. Les cafés dont nous sommes des habitués et où nous déjeunons souvent sont fermés la journée jusqu’au soir, heure à laquelle ils se remplissent rapidement et bruyamment et où nous sommes fréquemment conviés à participer à la rupture du jeûne. Cela dit, nous rencontrons beaucoup des ouvriers que nous connaissons en train d’enfreindre discrètement le jeûne dans des cafés un peu en bordure du quartier, lorsque le travail en équipe fait qu’ils sont dans le quartier à midi ; le respect des règles religieuses n’est pas du tout à cette époque ce qu’il sera quelques décennies plus tard.

Pour quelque motif que j’ai oublié, Joël et Christiane finissent par déplaire à la direction parisienne du MCF ; je soupçonne que derrière ce motif controuvé, c’était leur expérience militante véritable et leur indépendance d’esprit qui gênait. Les mouvements léninistes de toutes obédiences (c’est le terme qui convient) ont toujours préféré les esprits malléables, et avec mes vingt ans tout juste je convenais parfaitement. Joël et Christiane sont exclus, les chefs exigent de moi que j’approuve formellement cette procédure bureaucratique, je sens bien que c’est fétide, mais je crois à la Révolution et au Parti, d’ailleurs à cette époque je n’ai pas d’autre soutien moral ou psychologique, alors j’obtempère. Lorsque je tente de m’absoudre (plus ou moins) rétrospectivement de cette trahison, je me dis que finalement je leur ai plutôt rendu service en abrégeant leur navigation à bord de cette galère. Plus tard je comprendrai que la dynamique de tout mouvement léniniste dépend d’un processus continu d’exclusion de ses membres au fur et à mesure de leur ascension dans la hiérarchie, ou même sans ascension. Edgar Morin a consacré à ce sujet un de ses meilleurs livres, Autocritique.

Nos rares sympathisants disparaissent, je me retrouve seul mais vais bientôt recevoir du renfort.