Transformations de la démocratie et de l’idée d’égalité
Depuis plus de dix ans Pierre Rosanvallon a entrepris de dresser une vaste fresque de la démocratie moderne, de sa nature, de ses origines, de ses évolutions et de ses crises. Ce travail a déjà produit, outre un cours au Collège de France, plusieurs ouvrages, parmi lesquels on peut citer Le Peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France (1998), La Démocratie inachevée. Histoire de la souveraineté du peuple en France (2000), La contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance (2006). Ces recherches font écho à celles de Marcel Gauchet, comme À l’épreuve des totalitarismes 1914-1974, et donnent un éclairage différent à ce sujet qui nous importe tant.
Dans le dernier volume, La société des égaux, l’auteur aborde la question de l’égalité entre les hommes du point de vue de la transformation de cette idée, qui en ce début de XXIe siècle n’évoque plus les mêmes aspirations qu’en 1789 : en deux siècles nous sommes passés, nous dit Rosanvallon (que je résume ici de façon trop sommaire), d’une « égalité-similarité » à une « égalité-singularité ». C’est par l’analyse des méandres de cette transformation qu’il se propose d’élucider la crise actuelle de l’idée d’égalité ainsi que l’essor de l’inégalité dans les sociétés des pays développés, et de proposer des perspectives pour restaurer une société des égaux.
L’invention de l’égalité
Pierre Rosanvallon commence par retracer « l’invention de l’égalité » (pp. 27-106), par une analyse comparée des prémisses et des idées des révolutions américaine et française, ponctuée d’incursions dans le domaine anglais. L’idée d’égalité, surtout en France mais aussi en Amérique, s’est constituée en opposition aux privilèges nobiliaires. Elle s’est édifiée sur trois piliers : la similarité des hommes, leur indépendance et leur aptitude à former une communauté, toutes choses en opposition à l’ancienne société d’ordres, où chacun était placé, pour sa vie entière, à une place déterminée aussi bien horizontalement, dans sa corporation ou son titre, que verticalement à un échelon d’une hiérarchie rigide et pointilleuse. C’est ainsi que nous ne serons pas étonnés d’apprendre que le combat pour les idées révolutionnaires s’est livré aussi sur le terrain de la civilité, puisqu’un tel bouleversement ne pouvait manquer d’affecter aussi les relations personnelles.
L’auteur examine les relations complexes de l’égalité avec la liberté : s’il réfute la tendance de certains penseurs libéraux à en exagérer l’opposition, il ne néglige pas pour autant de démontrer les apories de l’égalitarisme. L’historien nous fait ici bénéficier de son érudition pour un tableau idéologique de l’époque de la première révolution industrielle. « Car c’est bien un tout autre monde de la production et de l’échange qui va imposer sa loi au milieu du XIXe siècle avec la transformation du mode de production. Le développement de spectaculaires inégalités économiques et, plus encore, des exclusions et des divisions qui en est résulté a du même coup radicalement changé les termes de la question de l’égalité et va faire entrer la modernité dans un nouveau cycle de réactions et de révolutions. » (pp. 109-110). À l’heure où nous vivons la troisième révolution industrielle, il n’est pas interdit de comparer, avec prudence certes, les deux situations : Pierre Rosanvallon est le meilleur guide qui soit dans une telle démarche.
Les pathologies de l’égalité
Le professeur Rosanvallon, que l’on écoute ses cours à la radio ou que l’on lise ses livres, s’exprime d’un ton mesuré et paisible, ce qui ne donne que plus de relief au caractère saisissant de telle ou telle de ses analyses.
Ainsi vous pourrez lire sous sa plume une des descriptions les plus décapantes que je connaisse de la conception de la société communiste selon Karl Marx et ses précurseurs communistes utopiques, dont ni Marx ni ses disciples marxistes-léninistes n’ont jamais renié l’héritage (pp. 155-182). Comme le montre Rosanvallon par sa lecture des précurseurs Étienne-Gabriel Morelly, Constantin Pecqueur, Étienne Cabet ou le bénédictin Dom Deschamps, admiré de Diderot, la société communiste telle qu’ils la conçoivent, et que tenteront d’édifier les marxistes-léninistes, établirait non seulement la fin de l’histoire, mais aussi celle de la psychologie, de l’économie, « définie comme science de la production et de la distribution des richesses dans un univers de rareté » (p. 173) et bien sûr de la politique, ce qui ne l’empêcherait d’ailleurs pas d’être un régime totalement autoritaire, puisque ses lois, parfaites dès la promulgation, devraient être respectées absolument sous peine d’excommunication (p. 170), ce qui exclurait les fadaises telles que l’acceptation d’une opposition, un gouvernement représentatif ou le suffrage universel (cf. le grand industriel et réformateur communiste britannique Robert Owen, cité p. 168). Une humanité parfaitement indifférenciée serait en fait ramenée à l’animalité, il est même précisé par Deschamps que les hommes épouseraient n’importe quelle femme, puisqu’elles seraient toutes les mêmes (p. 177). On pense à la vie sinistre que Jean-Jacques Rousseau promet aux habitants de la maison de Julie dans la quatrième partie de la Nouvelle Héloïse, à Clarens. Sans surprise, cette idéologie se trouve classée par l’auteur dans la section réservée aux « pathologies de l’égalité » (pp. 107-223).
Au nombre des pathologies de l’égalité, il en est une autre, apparue lors de la seconde révolution industrielle, à la fin du XIXe siècle, et dont il n’est pas interdit de discerner aujourd’hui quelques résurgences : Rosanvallon la nomme national-protectionnisme (pour la distinguer de la doctrine économique protectionniste, dont elle est un sur-ensemble, pp. 183-202). Il s’agissait alors de refuser l’industrialisation, notamment par peur des masses ouvrières dont la Commune de Paris avait montré la combativité, de privilégier le monde rural par les lois protectionnistes auxquelles Méline a associé son nom, et qui affamèrent le prolétariat urbain, et de compenser la perte de productivité par une politique de pillage colonial revendiquée haut et fort par son principal auteur, Jules Ferry. Certains propos actuels qui évoquent la « démondialisation » et la « relocalisation », et qui suggèrent de tourner le dos à la troisième révolution industrielle en cours, sont des échos de cette époque, avec la même démagogie.
Le siècle de la redistribution
Après le développement de l’industrie capitaliste et l’essor subséquent des luttes sociales, puis les bouleversements induits par la guerre de 1914-1918, le XXe siècle sera celui de la redistribution, notion que Rosanvallon examine à fond (pp. 227-284). En fait c’est Bismarck qui inaugurera les lois sociales en 1883 avec la création d’une assurance maladie obligatoire alimentée par les cotisations ouvrières et patronales (pp. 234-235), dans le but explicite de couper par des réformes l’herbe sous le pied de la social-démocratie, contre laquelle il avait renoncé à la répression judiciaire. L’Angleterre suivra, pour la France il faudra attendre le Front populaire, dont les « conquêtes » ne sont en fait que le rattrapage de ce que l’ouvrier allemand avait obtenu un demi-siècle auparavant.
Les lois sociales évoluent de concert avec les interventions de l’État dans les affaires économiques, de plus en plus fréquentes et décisives à partir de la guerre de 1914 qui en a montré les potentialités.
Les entreprises se transforment aussi, pour devenir de plus en plus grandes ; elles sont de plus en plus administrées par des hiérarchies de managers et d’ingénieurs qui rendent de moins en moins de comptes aux actionnaires et qui agissent en quelque sorte comme des fonctionnaires privés. À partir de 1945 l’influence idéologique de l’Union soviétique atteint même les milieux dirigeants des pays occidentaux, parfois à leur insu, et l’idée d’une convergence entre le système capitaliste et le système sovétique, notamment son système de planification, pénètre les milieux les plus variés, pas seulement « à gauche » (citons Raymond Aron par exemple). Il n’est pour s’en convaincre que de lire les ouvrages de l’économiste canadien John Kenneth Galbraith, qui avait été associé à la politique du New Deal sous la présidence de F.D. Roosevelt, et qui théorisera ces idées en 1969 dans Le nouvel État industriel (cf. pp. 280-284).
Dans le même temps, le rapport entre le salaire le plus élevé dans l’entreprise et le plus bas ne cesse de diminuer, le théoricien Peter Drucker estime qu’il ne doit pas dépasser 20 (p. 284). Rapprochons cette idée d’un fait rapporté par Camille Landais, Thomas Piketty et Emmanuel Saez dans leur livre Pour une révolution fiscale : alors qu’en 1914 en France les 10% les plus riches possédaient 90% du patrimoine, et que les 40% du milieu étaient presque aussi pauvres que les 50% du bas, aujourd’hui la moitié la moins favorisée (les classes populaires) en possèdent 4%, les 40% du milieu (les classes moyennes) en possèdent 34%, les 10% les plus riches (les classes aisées) en possèdent 62%. L’émergence d’une classe moyenne qui possède un tiers du patrimoine national est une évolution historique considérable (p. 26), nul doute que cela soit dû pour une part à la tendance égalitaire du XXe siècle.
Ce glissement idéologique procédait assez largement d’« un nouveau regard sur la pauvreté et les inégalités » (p. 268). « Le caractère proprement social des inégalités est progressivement apparu comme déterminant. C’est le mode d’organisation de la société, et non pas des différences individuelles objectivement constituées et justifiables, qui a de plus en plus été considéré comme la cause structurelle des inégalités. »
Le grand retournement
« Il est tentant d’interpréter l’état actuel des sociétés développées, à l’âge de la deuxième mondialisation, sous les espèces d’un spectaculaire retour en arrière », écrit l’auteur (p. 287) au début de son chapitre consacré à « la crise mécanique et morale des institutions de solidarité ». Les similitudes en effet ne manquent pas : accroissement des écarts de revenu, retour du national-protectionnisme et de la xénophobie, recours régressif et défensif à l’idée nationale. « La rupture qui est à l’œuvre ne saurait pourtant s’appréhender comme un simple retour en arrière », nous dit-il. Il distingue trois causes principales à cette évolution : « la crise mécanique et morale des institutions de solidarité ; l’avènement d’un nouveau capitalisme ; les métamorphoses de l’individualisme ».
La crise « mécanique » des institutions de solidarité est assez connue ; le régime des retraites, par exemple, est affecté par une série d’événements au demeurant heureux : l’allongement de la durée de la vie, l’arrivée à l’âge de la retraite vers 1995 des premières générations féminines massivement engagées dans la vie active, le basculement vers la retraite des générations nombreuses de babyboomers à partir de 2006 (cf. l’article de Didier Blanchet). De ce fait, il n’y a plus dans la population française qu’un peu plus de 2 actifs pour 1 inactif de plus de 60 ans (cf. le site de l’INSEE), alors qu’en 1945 il y avait de l’ordre de 8 actifs pour 1 retraité, et peu de retraités de cette époque avaient la totalité des annuités possibles.
Face à l’explosion des dépenses induite par une telle évolution, et les mêmes phénomènes se répercutent sur l’assurance maladie cependant que le dispositif d’indemnisation du chômage, pour d’autres raisons, est lui aussi frappé, la tendance est inévitable qui pousse à réduire l’application de ces dispositifs.
La crise morale de ces mêmes institutions est plus subtile, et de façon étonnante elle procède pour partie de l’amélioration des connaissances apportée par les sciences sociales. Tant que le risque de maladie ou de chômage est supposé frapper au hasard, la logique assurancielle est admise. Dès lors que l’on pense pouvoir attribuer ses conséquences à un comportement individuel identifié, l’exemple type étant le risque de cancer du poumon pour les fumeurs, mais il est facile de passer de cet exemple à celui du risque de chômage pour ceux qui ont négligé leurs études ou leur formation professionnelle, des voix se font entendre pour renvoyer les victimes à leur responsabilité individuelle. Il en résulte une délégitimation de l’idée de solidarité (p. 295), et partant de l’impôt, que le philosophe allemand Peter Sloterdijk exprime en termes particulièrement crus.
Vers une société des égaux
La société des égaux que Pierre Rosanvallon appelle de ses vœux et pour laquelle il nous invite à engager notre action de citoyen doit tenir compte de toutes ces évolutions : l’extension d’un individualisme de singularité (p. 308), les transformations du capitalisme qui s’adapte à notre aspiration à la singularité (ou qui nous adapte à sa propre évolution vers des productions singularisées), l’aspiration à l’égalité des chances (mais comment la définir, et, plus difficile encore, la procurer ?), les tensions entre la liberté et la démocratie, entre la concurrence et la solidarité.
L’auteur voit pour cette société trois piliers : la reconnaissance de la singularité des individus, l’encouragement de la réciprocité par « la production et la consommation de biens relationnels » (p. 374), l’essor de la communalité par, notamment, la repolitisation de la vie locale, aujourd’hui détournée par les syndicats de communes soustraits au suffrage populaire. Les biens relationnels sont « des biens qui ne peuvent être possédés qu’en étant partagés ... et dont la production et la consommation sont simultanées. L’amitié ou l’amour sont de cet ordre, » ainsi que le respect et la reconnaissance. « Ces derniers biens sont particulièrement valorisés dans un monde de la singularité. Ils permettent en effet à une multitude d’êtres singuliers de faire société tout en étant pleinement eux-mêmes. Plus, ils font d’une attention à la singularité le principe d’un rapport d’égalité. » C’est peut-être la plus belle idée du livre, mais elle est reliée à toutes les autres.
Si ses titres de professeur et Wikipédia placent Pierre Rosanvallon dans la corporation des historiens, il pourrait tout aussi bien faire honneur à celle des sociologues, mais quant à moi je le verrais bien dans celle des logiciens, voire des algébristes, tant il crée et articule avec dextérité et rigueur des concepts qui lui servent à donner de réalités sociales mouvantes et bigarrées un tableau ordonné et clair tout en restant subtil et nuancé.