Tribulations de Podolie à Smyrne
En poursuivant la lecture des romans d’Olga Tokarczuk j’en vins [1] aux Livres de Jakób, un roman historique monumental consacré à Jakób Frank (1725-1791), juif dissident qui s’est cru Messie après s’être converti à l’Islam puis au catholicisme tout en conservant autour de lui une sorte de secte plus ou moins active jusqu’au milieu du XIXe siècle. Pour autant que j’aie pu le vérifier les personnages du roman et leurs tribulations sont véridiques, aussi extravagantes que ces aventures puissent paraître.
Jakub Józef Frank est né Jakub Lejbowicz à Korołówka en Podolie, une région de l’Ukraine occidentale actuelle qui appartenait alors au Royaume de Pologne, frontalière de la Moldavie [2] sous domination ottomane. Dès sa petite enfance les parents de Jakób Frank s’établirent en Moldavie d’où ils se livrèrent au commerce dans tout l’empire ottoman (dont le pouvoir était beaucoup plus favorable aux Juifs que le polonais), jusqu’à Salonique et Smyrne. De ce fait les langues maternelles de Frank étaient le turc et le ladino, ce dialecte espagnol que les Juifs d’Espagne emportèrent en exil dans tout l’empire ottoman après leur expulsion par Isabelle la Catholique en 1492. Le nom de Frank, transcription du vocable turc qui désigne indifféremment les Occidentaux, lui est attribué à ce moment.
Dissidences religieuses et persécutions
La famille de Frank et tout son entourage appartenaient au courant juif dissident issu du mouvement de Sabbataï Tsevi, qui s’était proclamé Messie à Smyrne en 1648. Cette époque de la fin de la guerre de Trente Ans, terrible pour tous et encore plus pour les Juifs, était favorable aux délires messianiques. La noblesse polonaise avait établi en Ukraine, dont elle avait annexé les deux tiers, un régime de servage paysan très cruel, contre lequel se leva en 1648 une révolte conduite par le Cosaque Bogdan Chmielnicki et soutenue par la Russie, au cours de laquelle plusieurs dizaines de milliers de juifs furent massacrés cependant qu’une partie des serfs de Pologne devenaient serfs dans l’Empire Russe. La population juive vivait sous un régime de terreur ; lorsqu’un noble ou un ecclésiastique ne voulait pas rembourser une somme qu’il leur avait empruntée, il lui suffisait d’organiser un simulacre de meurtre rituel pour accuser les juifs d’avoir utilisé le sang d’un jeune chrétien pour leurs cérémonies, après quoi une douzaine de juifs étaient mis à mort (ceux qui acceptaient la conversion avaient droit au traitement de faveur d’être décapités, les autres étaient écartelés, écorchés, brûlés ou les trois).
Jakób Frank grandit dans cet univers de passions religieuses, il s’établit un temps sur les bords du Danube, à Nikopol et Craiova, à la limite de la Bulgarie et de la Roumanie actuelles, où il se lie avec des dissidents chrétiens (Lipovènes, souvent confondus avec les Bogomiles) et musulmans (Bektachi), parmi lesquels un aristocrate polonais très étrange, Antoni Kossakowski, dit Moliwda, qui jouera un rôle significatif dans toutes ces aventures et qui, le moment venu, permettra au mouvement messianique de Frank de bénéficier de la protection (temporaire) de la couronne polonaise. Dans sa jeunesse Kossakowski-Moliwda avait séduit la fille Malka du meunier juif Mendel Kozorowicz, et il devait ressentir une certaine dette à l’égard des juifs.
Essor d’un Messie
Jakób Frank est rejoint par d’autres juifs sabbatéens de Podolie ou de Moldavie, tel Nahman Samuel ben Levi de Busk qui laissera des notes sur cette histoire, il est ainsi en contact avec la famille d’Elisha Shor de Rohatyn. Ce sont eux qui vont se convaincre et le convaincre de son destin messianique : de toute évidence Jakób Frank avait une personnalité exceptionnelle, qui subjuguait ses contemporains. Il rentre en Podolie, commence à constituer sa secte, à prêcher, au grand scandale des juifs orthodoxes, d’autant plus qu’il préconise et impose à ses adeptes la promiscuité sexuelle la plus débridée, ce qui finira par déclencher un grand scandale à Lanckoruń. Les rabbins demandent au pouvoir polonais de sévir contre les frankistes, mais comme ceux-ci laissent planer l’espoir de leur conversion au catholicisme, ils sont soutenus par des aristocrates et des ecclésiastiques, tels la palatine Katarzyna Kossakowska de Rohatyn (la cousine de Moliwda) et Mgr Kajetan Sołtyk (celui-là même qui organisait des meurtres rituels juifs lorsqu’il avait gagé ses ornements épiscopaux pour payer ses dettes de jeu). D’autres ecclésiastiques ont pour les disciples de Jakób Frank une sympathie plus sincère et plus honnête, comme le père Benedykt Chmielowski, qui fut le premier encyclopédiste polonais, auteur d’une monumentale Nowe Ateny albo Akademia Wszelkiej sciencyi pełna (La Nouvelle Athènes ou Académie pleine de Toute Science), et dont Olga Tokarczuk nous dit qu’il « serait comblé en apprenant que son projet d’un savoir accessible à tous et à tout moment pût être réalisé deux cent cinquante ans après sa mort. En effet, je dois beaucoup à l’Internet, c’est grâce à cette invention porteuse d’une connaissance exhaustive du monde que je tombai sur la piste du “miracle” de la caverne de Korolówka, l’histoire inouïe de plusieurs dizaines de personnes qui y échappèrent à la Shoah. Ceci me permit de saisir combien d’événements restent subtilement reliés entre eux, mais aussi que l’histoire est une tentative permanente de comprendre ce qui est arrivé et ce qui pourrait aurait pu advenir ». Benedykt Chmielowski, doyen de la paroisse de Rohatyn, entrenait des relations suivies avec Elisha Shor, dont il cacha la bibliothèque lorsqu’elle fut menacée de destruction par les juifs orthodoxes.
On suivra, parallèlement au fil du roman, la correspondance émouvante de Benedykt Chmielowski avec la poétesse Elżbieta Drużbacka, dame de compagnie de la palatine Katarzyna Kossakowska.
Le baptême
Jakób Frank se fait effectivement baptiser solennellement dans la cathédrale de Lwów [3] le 12 septembre 1759 et prend le prénom de Józef. « Le célébrant est Mgr Samuel Głowiński de Głowno, évêque de Lwów. Les parrain et marraine sont le quasi-trentenaire Franciszek Rzewuski, élégant, vêtu à la française, et Maria-Anna Brühl. » Une foule d’adeptes afflue à Lwów, l’importante famille Shor change son nom pour Wołowski [4].
Pour consolider le soutien que leur accorde l’Église, les adeptes de Frank organisent des controverses publiques avec les rabbins orthodoxes, arbitrées par des ecclésiastiques, dans la cathédrale de Lwów. Au cours de ces disputationes ils prétendent prouver que le Talmud ordonne le meurtre rituel d’enfants chrétiens, ce qui déclenchera de véritables pogroms.
Disgrâce et exils
Le soupçon d’insincérité ne tarde pas à atteindre le baptême des frankistes, les rabbins orthodoxes interviennent auprès des autorités, des interrogatoires devant un tribunal ecclésiastique révèlent des pratiques blasphématoires, Jakób Frank est incarcéré en 1760 au monastère de Częstochowa dont il ne sera délivré qu’en 1772, lors du premier partage de la Pologne, par le général russe Alexandre Ilitch Bibikov, à la tête d’une armée d’invasion. Jakób Frank et sa suite fuient à Brünn (Brno), il est reçu à la cour de Vienne, il semble bien que sa fille Ewa ait été la maîtresse de l’Empereur Joseph II, fils de Marie-Thérèse et frère de notre Marie-Antoinette. Puis les dettes les contraindront à un nouvel exil, ils seront accueillis par un aristocrate allemand à Offenbach, près de Francfort, où Ewa recevra en 1813 la visite du Tsar Alexandre 1er.
Une histoire palpitante et érudite
Ce roman haletant réussit à tenir le chemin de crête difficile du roman historique : ni trop romanesque, ce qui le précipiterait au gouffre de l’affabulation, ni trop historique, ce qui le mènerait à l’aridité de l’érudition. Bien qu’il ne soit guère possible de s’identifier à aucun de ces personnages très étranges, Olga Tokarczuk réussit à nous faire vivre parmi eux, à nous faire ressentir ce qu’ils éprouvent dans ces sociétés si diverses qu’ils traversent. Elle a accompli un travail de documentation admirable pour expliquer les tenants et les aboutissants des différents courants de la pensée juive de l’époque, et aussi pour décrire la société polonaise du XVIIIe, où un juif a besoin d’un interprète pour parler avec son voisin polonais ou ruthène (c’est-à-dire ukrainien), et où la Pologne a une frontière avec la Turquie [5].
Une suggestion : ce livre mériterait un glossaire (pour les termes polonais, yiddish, hébreux, turcs, ladinos, etc.), un répertoire des personnages (qui changent de noms au fil du récit), peut-être des arbres généalogiques des principales familles, quelques cartes...