Charles Wade Mills était un philosophe américain, citoyen britannique d’ascendance jamaïcaine, professeur de physique à Kingston avant d’occuper des chaires de philosophie successivement dans les universités d’Oklahoma, d’Illinois à Chicago (UIC), Northwestern University et finalement City University of New York (CUNY). Il est mort en 2021. Son livre le plus fameux, Le Contrat racial, publié en 1997 et réédité en 2022, est une critique radicale de l’univers conceptuel du « contrat social », dont il entend révéler la « matière noire », le contrat racial qui fonde tacitement la suprématie européenne sur le monde.
Avant 1492 les peuples européens, comme la plupart des peuples du monde, avaient plus ou moins tendance à se considérer comme supérieurs à leurs voisins respectifs, le cas échéant à les envahir, à les massacrer ou à les réduire en esclavage, et selon les circonstances à les considérer comme des barbares non civilisés. À partir de 1492 la nature du phénomène change, lorsque les Portugais et les Espagnols, bientôt suivis des Anglais, des Hollandais et des Français, se lancent à la conquête non plus des territoires de leurs voisins et rivaux, mais du monde entier.
Or à cette époque apparaît aussi le concept moderne de droit naturel, qui désigne des normes supposées relatives à la nature de l’Homme et de son rôle dans le monde, sa finalité. Ce droit naturel confère des droits à l’Homme en tant qu’il est Homme, c’est-à-dire une créature distinguée du reste du vivant. On voit poindre ici l’idée qu’ainsi les hommes seraient fondamentalement égaux entre eux. Parmi les fondateurs de cette doctrine on retiendra particulièrement le philosophe néerlandais Hugo Grotius et Francisco Suárez, de l’école de Salamanque. Nous n’oublierons pas non plus l’influence de la Réforme. Ceci dans un contexte où le servage personnel, et a fortiori l’esclavage, ont été abolis en Europe occidentale depuis le XIVe siècle.
Mais cette évolution, lente et progressive, vers ce que l’on appellera un jour les Droits humains, vient à l’encontre des méthodes d’exploitation des nouveaux territoires coloniaux conquis, qui reposent massivement sur l’esclavage et le génocide. Pour résoudre ce dilemme vont être élaborées une casuistique et une rhétorique destinées à écarter du bénéfice du droit naturel les peuples colonisés. C’est ce corpus philosophique et juridique que Charles W. Mills nomme le contrat racial.
Aux XVIe et XVIIe siècles, la construction de l’argument racial était relativement aisée : les peuples colonisés n’étaient pas chrétiens, il suffisait de réserver aux Chrétiens l’accès au droit naturel. Cet argument suscitera des oppositions : lors de la controverse de Valladolid, en 1550, Bartolomé de Las Casas plaide pour les droits des Indiens à vivre libres en possession de leurs territoires ancestraux, en arguant de leur capacité à se convertir. Malgré ces débats, toutes les puissances coloniales pratiqueront la traite, l’esclavage et le génocide, plus ou moins explicitement au nom de la foi chrétienne.
Avec le développement de philosophies rationalistes, de moins en moins assujetties au dogme chrétien, l’argument religieux pour justifier esclavage et génocides va perdre de sa force. Pour pallier cette situation dommageable, les nouveaux philosophes vont élaborer diverses doctrines rationnelles pour refuser aux peuples colonisés l’accès au droit naturel. Charles W. Mills va en tracer un tableau ramassé [1], en critiquant toutes les démarches qui reposent sur une forme ou une autre de contrat social, dont il nous dit qu’il ne peut être qu’une fiction ou une expérience de pensée. Les philosophes « contractualistes » évoqués vont de Thomas Hobbes à Emmanuel Kant en passant par John Locke, David Hume et bien sûr Jean-Jacques Rousseau.
Cette sécularisation de la casuistique va donner naissance à ce que le second XIXe siècle nommera le racisme. Les arguments sont variés mais ils se renforcent mutuellement, ainsi « les spéculations de Locke sur les incapacités de l’esprit primitif, le déni de David Hume que toute autre race que les Blancs auraient pu créer des civilisations qui en valent la peine, les réflexions de Kant sur la différence de rationalité entre les Noirs et les Blancs, la conclusion polygénique de Voltaire selon laquelle les Noirs constitueraient une espèce distincte et moins apte, le jugement de John Stuart Mill pour qui ces races “dans leur minorité” n’étaient propres qu’au “despotisme”. L’hypothèse de l’infériorité intellectuelle des non-Blancs était répandue, même si elle n’était pas toujours affublée de l’appareil pseudoscientifique que le darwinisme allait plus tard rendre possible. »
En fait, nous dit Mills, si le contrat social est une fiction, le contrat racial est bien effectif, les parties au contrat sont les colonisateurs blancs qui conviennent par cet acte synallagmatique d’exclure de l’humanité supérieure les peuples colonisés, qui sont, eux, les objets du pacte conclu entre les sujets blancs.
La phénoménologie du racisme que Mills ébauche dans son livre emprunte bien sûr beaucoup à l’exemple des États-Unis, mais elle s’applique fort bien à l’Algérie coloniale, entre le statut de sujets coloniaux réservé aux habitants du pays et les massacres massifs de populations civiles pendant la conquête, pendant le guerre de libération et en diverses autres occasions, Sétif 1945 par exemple.
Le contrat racial confère aux Européens blancs et à leurs descendants des colonies de peuplement un privilège blanc, qui est explicite et assumé dans les sociétés coloniales héritières de sociétés esclavagistes, mais tacite et implicite dans les sociétés européennes modernes, dont la morale publique a dû se réformer après les horreurs de la Seconde guerre mondiale. Mills ne manque pas de faire remarquer que le génocide des Juifs par les nazis appliquait à des Blancs déchus de leur « blanchité » des traitements similaires, mutatis mutandis, à ceux qu’avaient subis les peuples colonisés (les Tsiganes, eux, n’avaient jamais été considérés comme de vrais Blancs). Hannah Arendt avait déjà fait observer que la brutalité des massacres coloniaux avait facilité l’acceptation morale du génocide en Europe. Un essai d’Illana Weizman évoque cette question de façon incisive.
Lorsqu’un privilège est implicite, le bénéficiaire peut ne pas le percevoir, sauf à accomplir un effort cognitif. Mills fait ici le parallèle avec le privilège masculin, et il emprunte à la pensée féministe certains outils conceptuels et certaines démarches. Le citoyen blanc d’un pays européen ne comprend pas, sauf à faire une enquête, que le citoyen arabe ou noir, surtout s’il est jeune, est contrôlé par la police dans les transports en commun jusqu’à plusieurs fois par jour, il ne sait pas que sa candidature à un emploi aurait beaucoup moins de chances d’être acceptée s’il portait un prénom musulman ou un patronyme africain. Ces faits, qui constituent un racisme systémique, ont pourtant été mis en évidence par de nombreux travaux de recherche, résumés dans les cours de François Héran au Collège de France (ou dans son livre publié récemment Immigration : le grand déni). C’est donc avec une insupportable bonne conscience que le citoyen blanc va condamner le soi-disant « wokisme », qui n’est que la dénonciation de son privilège, et se réclamer d’un soi-disant « universalisme républicain », qui n’est que la négation de l’expérience des minorités racisées [2] et une injonction qui leur est adressée à « fermer leur gueule », pour employer les termes qui conviennent.
Les collègues et mentors de Mills lui avaient recommandé d’écrire « un “livre court et percutant” qui serait accessible à un lectorat non-philosophe » : cette recommandation a été suivie scrupuleusement, il en résulte parfois des raccourcis ou des assertions un peu rapides qui peuvent prêter le flanc à la critique. Quoi qu’il en soit, ce livre est un coup de pied salutaire dans la fourmilière de la bonne conscience « laïque et républicaine » de l’intelligentsia française, après avoir connu une audience considérable en langue anglaise.