Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Kalifa
Article mis en ligne le 24 octobre 2022
dernière modification le 1er novembre 2022

par Laurent Bloch

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Parmi les étudiants africains qu’Alain et moi fréquentons à Poitiers, Kalifa allait jouer un rôle significatif dans cette histoire. Natif de Kankan il est, comme la majorité des habitants de la région de Haute-Guinée, musulman de religion, et de langue maternelle malinké. Au lycée de Conakry il court le 100 mètres en moins de onze seconde, et comme il est bon en mathématique il reçoit une bourse pour l’hypotaupe (classe préparatoire mathématiques supérieures) du lycée de Tours. Mais les bizutages de la taupe, rites aussi dégradants que ridicules, ne sont pas vraiment acceptables pour un Africain dont la culture prend vraiment au sérieux la dignité humaine et méprise la régression infantile : Kalifa quitte l’hypotaupe au bout de quelques semaines. C’est ainsi qu’il arrive à l’université de Poitiers, où il obtiendra d’ailleurs le certificat de calcul des probabilités dont ma mère assure l’enseignement.

Des colonies africaines de la France au sud du Sahara, la Guinée est la seule à refuser d’entrer dans la Communauté française imaginée par de Gaulle en 1958, et elle proclame son indépendance le 2 octobre 1958, avec à sa tête le président Ahmed Sékou Touré. De Gaulle, furieux, coupe toutes relations politiques et économiques avec ce pays indocile, qui se tourne vers l’Union Soviétique (ostensiblement) et vers les États-Unis, plus discrètement, anti-impérialisme oblige.

Les enseignants et étudiants guinéens sont au premier rang du mouvement pour l’indépendance, et ils soutiennent Sékou Touré, mais les relations ne vont pas tarder à se détériorer. En novembre 1961 le syndicat des enseignants guinéens demande le rétablissement de certaines dispositions, telles que le logement des instituteurs, que l’administration coloniale a supprimées dans les années 1950 par mesure de représailles contre leur état d’esprit indépendantiste. Ce mouvement est durement réprimé par le gouvernement de Sékou Touré (lourdes peines de prison), ainsi que les manifestations de collégiennes et de lycéens qui les soutiennent. L’Association des Étudiants guinéens en France, dès lors critique à l’égard du régime, est l’objet de diverses manœuvres de manipulation, de répression et d’intimidation, pour aboutir en juillet 1964 à la suppression des bourses pour l’ensemble des étudiants en France, et en janvier 1965 à leur déchéance de nationalité.

C’est le soir des résultats du bac (1965) que je fais la connaissance de Kalifa, en prenant un pot avec lui et Alain. C’est d’ailleurs à cette occasion qu’il attire mon attention sur la situation des Palestiniens. Il est alors dans la situation d’étudiant apatride en exil et sans bourse, surveillant d’externat au lycée de Châtellerault (à une demi-heure de train de Poitiers).

Kalifa loue une chambre assez vaste au rez-de-chaussée dans la cour de la manufacture de cierges Guédon, fondée en 1735, au numéro 113 de la Grand Rue. Il y a un petit massif d’iris sous sa fenêtre. Il s’entend fort bien avec Monsieur Guédon, qui l’invite à voir la télévision les soirs de match. Les amis de passage, africains ou pas, sont les bienvenus. Tous les amis africains de Kalifa sont fiers de l’indépendance toute récente de leurs pays, et condamnent unanimement le néo-colonialisme français ; il n’empêche que lors d’un match France-Allemagne ou France-Angleterre, ils soutiennent à fond la France.

Il a une petite amie, Léa, belle, mince et élancée, blonde aux yeux bleus, d’un milieu assez bourgeois. La famille de Léa accepte bien sa liaison avec Kalifa, je suis même invité avec eux au mariage d’une de ses cousines, dans une belle propriété à la campagne. À cette occasion, exceptionnellement, Kalifa trempe ses lèvres dans une coupe de champagne : en ce temps-là les interdits alimentaires musulmans sont observés avec une certaine souplesse.

Kalifa tire le meilleur profit de ses cours de calcul des probabilités : chaque matin, avant de monter dans le train de Châtellerault pour rejoindre son poste de surveillant au lycée, il achète Paris-Turf, pendant le trajet il étudie les résultats de la veille et les pronostics pour les courses du jour, et à la récréation de dix heures il fonce au bar-tabac-PMU juste en face pour jouer quelques chevaux placés. Le samedi il achète Week-End, pour des analyses plus fouillées. Aux murs de sa chambre sont épinglés des listings où il a reporté un historique des résultats des chevaux les plus notables depuis des mois, voire des années, avec des annotations relatives aux conditions météo et à l’état du terrain. Ainsi il gagne peu, mais souvent. L’été ce n’est pas du luxe : son salaire de surveillant s’interrompt, ainsi que la bourse de plusieurs de ses amis étudiants, alors les courses de chevaux font bouillir la marmite de mafé. J’en profite souvent.

Kalifa est mon témoin en 1974 lors de mon premier mariage. Après bien des tribulations il obtient sa titularisation comme professeur de mathématique et une vie heureuse avec une collègue française. Il revoit la Guinée après la mort de Sékou Touré en 1984, malheureusement il meurt d’un cancer en 1986.