Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Mai
Article mis en ligne le 24 octobre 2022
dernière modification le 31 octobre 2022

par Laurent Bloch

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Le vendredi 3 mai 1968, je suis justement au Quartier Latin avec Ahmed. Ce n’est pas tout à fait par hasard, nous flânons souvent là-bas l’après-midi, entre la librairie La Joie de lire et les cinémas du secteur, plus nombreux à l’époque qu’aujourd’hui. Soudain nous voyons les CRS débouler sur le boulevard Saint-Michel, assez calmement d’ailleurs ; nous n’apprendrons que plus tard que c’est à cause de l’occupation de la Sorbonne par un groupe d’étudiants de gauche, assez calmes eux aussi. Mais comme les fascistes du mouvement Occident ont menacé de venir en découdre avec eux, le recteur de l’académie de Paris a requis la force publique pour faire évacuer les lieux.

Le 31 décembre 1967, le MCF s’est rebaptisé « Parti communiste marxiste-léniniste de France », PCMLF, lors d’un congrès tenu à Puyricard, près d’Aix-en-Provence, auquel j’assistais. J’en garde un souvenir, la reproduction d’une calligraphie de Mao Zedong, longtemps accrochée au-dessus de mon lit jusqu’à ce que mon épouse exige son déplacement dans un lieu moins intime. Mais le fait de s’auto-proclamer « parti de la classe ouvrière » n’accroît ni nos effectifs, ni notre implantation prolétarienne, ni notre influence. Néanmoins, lors du défilé syndical du 1er mai de la République à la Bastille nous parvenons à déjouer la surveillance du service d’ordre de la CGT et à arriver solidement groupés à la Bastille.

Lorsqu’éclate le mouvement de mai, nous ne pouvons à aucun moment nous imaginer à sa tête, ce qui nous évitera le ridicule de gesticuler pour en donner l’illusion, comme nos rivaux de l’UJCML. Les trotskistes de la Jeunesse Communiste Révolutionnaire (JCR) d’Alain Krivine, assez opportunistes, seront plus habiles et réussiront à mieux se placer.

En fait, les différents groupes marxistes-léninistes ou trotskistes [1] sont complètement pris au dépourvu par le mouvement de mai, ni plus ni moins d’ailleurs que la société dans son ensemble. Et même si nous ne le disons pas clairement, nous sommes plutôt réprobateurs à l’égard de ce mouvement d’étudiants issus de milieux plutôt bourgeois, alors que nous attendions le soulèvement ouvrier promis par Lénine. Virginie Linhart, la fille de Robert Linhart, à l’époque dirigeant de l’UJCML, a bien décrit dans son livre Le jour où mon père s’est tu l’égarement de son père à l’époque, puis son naufrage idéologique. Le PCMLF aura l’illusion de prendre le train en marche, et proclamera son soutien au mouvement étudiant dès le lundi 6 mai, nouvelle journée d’affrontements et de barricades, mais il n’en est qu’une des nombreuses mouches du coche.

Malgré ces états d’âme nous sommes impressionnés par l’ampleur et par la détermination du mouvement, il est tout de suite évident que quiconque se dit révolutionnaire ne peut pas rester au bord du trottoir, les divergences politiques se régleront plus tard. Dès le premier jour de l’évacuation de la Sorbonne, les étudiants se heurtent violemment à la police, les arrestations sont nombreuses (dont Jacques Sauvageot, le dirigeant de l’UNEF, Henri Weber, Guy Hocquenghem, Daniel Cohn-Bendit, Brice Lalonde, Bernard Guetta, Alain Krivine...). En pénétrant dans la Sorbonne, la police a violé un tabou qui ne lui sera pas pardonné, et qui stimulera la mobilisation ultérieure.

La nuit du vendredi 10 au samedi 11 mai, dite « nuit des barricades », je me trouve un peu par hasard rue Gay-Lussac, le dépavage des rues et l’édification de barricades a déjà commencé, lorsque je croise Gérard Néel, un élève de l’Ensae, plutôt à droite et hostile au mouvement, mais qui restera avec moi jusqu’à l’assaut final des CRS. Nous sommes sur la barricade qui tombera la dernière, au coin de la rue Thouin et de la rue Mouffetard, les CRS ont des difficultés parce que le vent leur renvoie les gaz lacrymogènes dans la figure quand ils montent par la rue Descartes. On verra des comportements extraordinaires, par exemple un habitant du quartier qui descend ouvrir sa voiture pour qu’on puisse l’utiliser dans la barricade (elle sera bien sûr détruite dans la bagarre). Lorsque les CRS finiront par venir à bout du mouvement, vers cinq heures du matin, nous aurons la chance qu’un sculpteur, rue Tournefort au rez-de-chaussée, nous ouvre la porte de son atelier. Nous y sommes entassés à une trentaine, rideau de fer baissé et en évitant de faire le moindre bruit, parce que dans tout le quartier la police patrouille et embarque tout ce qui lui semble suspect. Bien plus tard dans la matinée, nous sortons un par un et disparaissons rapidement.

Dans la journée de samedi, le Premier ministre Pompidou ordonne l’évacuation par la police de la Sorbonne, aussitôt réinvestie par les étudiants qui en font un agora de discussions permanentes.

Lorsque je ne suis pas au Quartier Latin, je continue à militer avec Jean-Claude dans le 18ème arrondissement, nous vendons l’Humanité Nouvelle à la sortie du métro Château-Rouge, au coin du marché de la rue Dejean, nous distribuons des tracts. L’endroit a beaucoup changé, aujourd’hui c’est un haut lieu de l’Afrique à Paris, on y trouve toutes les denrées alimentaires africaines, mais en 1968 c’est un quartier populaire français avec une forte proportion de population arabe.

Notre public habituel d’ouvriers algériens observe le « mouvement » avec réserve, les jeunes français lui sont favorables, il y a beaucoup d’effervescence et d’interrogations. Le lundi 13 mai les syndicats ouvriers organisent une journée de solidarité de concert avec le mouvement étudiant, représenté plus ou moins informellement par le triumvirat Sauvageot - Geismar - Cohn-Bendit. La manifestation est immense, la police annonce 230 000 participants, la CFDT bien sûr beaucoup plus.

Tant Pompidou que la CGT espéraient désamorcer le mouvement et l’empêcher de contaminer d’autres secteurs de la population, notamment les ouvriers, mais ce sera raté, du moins pour l’instant : cette manifestation du 13 mai donne le coup d’envoi d’un gigantesque mouvement de grève, le pays est arrêté, de toute façon il n’y a plus d’essence dans les stations services, les trains et le métro ne roulent plus, tout le monde est dans la rue. Le coup d’arrêt, ce sera le 30 mai, lorsque de Gaulle réapparaîtra après son déplacement en Allemagne pour rencontrer le général Massu.

Rétrospectivement, il est aisé de comprendre que l’époque de Mai 68, encadrée par la loi Neuwirth de légalisation de la contraception (décembre 1967) et par la loi Veil de légalisation de l’interruption volontaire de grossesse (janvier 1975), marque une évolution drastique des mœurs : une morale périmée ne serait plus jamais acceptable. L’Église catholique passe du statut de force politique incontournable à celui d’ONG humanitaire inoffensive et plutôt sympathique.

Et cependant, Brice Couturier l’a bien observé dans son essai 1969, année fatidique, tous les combats politiques de cette période se soldent par des échecs. En France de Gaulle revient de Baden-Baden plus fort que jamais, les Tchécoslovaques reprennent du diktat soviétique pour une vingtaine d’années, le mouvement hippie californien sombre dans les overdoses et les meurtres de la « famille » Manson, en Italie et en Allemagne commencent les années de plomb. Bien sûr, enfermés dans notre militantisme obsessionnel, nous n’en comprenons pas grand-chose.

Des décennies plus tard, je reparlerai de tout cela avec Ahmed. Les pays arabes vaincus et soumis à des dictateurs, à des puissances étrangères ou aux deux, leurs peuples dans la misère, la situation calamiteuse des Palestiniens : vue du Tiers-Monde, la situation n’avait pas la même allure, l’aspiration à un renversement radical de l’ordre existant n’y était pas un caprice d’adolescent bourgeois en proie au spleen, mais plutôt le rêve légitime et hors d’atteinte de millions d’hommes et de femmes. Et lorsqu’Ahmed comprendra l’impasse totale du mouvement révolutionnaire (ou prétendu tel), en 1974, le sens même de la vie lui échappera, le retour en Égypte le sauvera.

Je ne m’étendrai guère plus sur Mai 68, nous n’y avions pas compris grand-chose à l’époque, et d’autres en ont fort bien parlé, d’Edgar Morin à Brice Couturier. Je souhaiterais quand même mentionner une origine sous-estimée et presque oubliée du mouvement : le militantisme anti-colonialiste qui avait pris son essor en réaction à la guerre d’Algérie ; l’opposition à la guerre du Viêt Nam joua également un rôle important dans le renforcement de ce courant. C’est le mérite de Kristin Ross, professeur de littérature comparée à l’université de New York, de l’avoir en quelque sorte exhumé dans son essai Mai 68 et ses vies ultérieures (Complexe éd., 2005).