Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Antisémitisme
Article mis en ligne le 7 novembre 2022
dernière modification le 12 juillet 2023

par Laurent Bloch

Chapitre précédent

Il n’aura pas échappé au lecteur des premiers chapitres de ce texte que la judéité de l’auteur aura eu quelque influence sur son itinéraire, même si elle n’est qu’un élément parmi d’autres de son identité. La judéité expose à subir l’antisémitisme, ce qui est une cause de souffrance d’abord directe, par les vexations subies, puis réflexive, par l’incompréhension de la cause : pourquoi m’inflige-t-on cela, qu’ai-je fait pour que cela m’arrive ? Qui est exposé à l’antisémitisme ne saurait se dérober à la quête d’une explication.

En fait, il m’a fallu du temps pour comprendre que dans le racisme, le problème est chez le raciste, pas chez le racisé [1]. La passion raciste est inhérente à l’individu raciste, elle prend source à un malaise de son être propre, l’être de sa victime n’est pas en cause. C’est pourquoi il n’existe pas, par exemple, d’individu qui serait raciste à l’égard des Noirs mais pas des Arabes : pour un tel personnage, son racisme s’exercera contre quiconque lui semblera, par son être, représenter une menace pour son être à lui (cf. Sibony). Comme le disait fort bien Frantz Fanon, « c’est mon professeur de philosophie, d’origine antillaise, qui me le rappelait un jour : “quand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l’oreille, on parle de vous”. » (Peau noire, masques blancs, 1952).

Le racisme est une maladie ontologique, et la victime d’un raciste (d’un groupe raciste) ne peut espérer en abolir le racisme par une modification de son être, à supposer qu’une telle transformation soit possible.

Subir une humiliation, recevoir une une insulte pour un caractère contingent de son existence, origine sociale ou géographique, mode de vie, peut être très destructeur, mais ce n’est pas la même chose que de se voir refuser l’appartenance à l’humanité : or le raciste, au fond, sous des formes apparemment presque anodines parfois, refuse au racisé la qualité d’être humain.

Je n’ai bien sûr pas échappé à la tarte à la crème « de gauche » sur la question : l’antisémitisme, à l’instar éventuellement d’autres manifestations de racisme, serait une invention des capitalistes perfides pour détourner le ressentiment des masses appauvries sur un « bouc émissaire ». Marx a écrit beaucoup d’âneries sur la question juive, mais il est injuste de lui attribuer ce truisme caricatural, il n’est pas tombé si bas.

Guillaume Erner, avant d’animer les matinées de la radio France Culture, a soutenu sous la direction de Raymond Boudon une thèse de sociologie, publiée sous le titre Expliquer l’antisémitisme - Le bouc émissaire : autopsie d’un modèle explicatif, qui me semble une analyse consistante de la fable du bouc.

En fait, à l’occasion d’un large panoramique sur les manifestations d’hostilité aux Juifs de l’Antiquité à nos jours, mais aussi sur les périodes et les lieux exempts de cette hostilité, Guillaume Erner met en évidence la grande variété des situations socio-historiques concernées, et s’attaque à la prétention des sciences sociales à les subsumer sous le terme unique d’antisémitisme, ce qui « revient à fabriquer artificiellement de l’unité. »

« Le modèle du bouc émissaire domine la sociologie de l’antisémitisme. Pourtant, ce facteur explicatif ne rend pas l’hostilité aux juifs intelligible ; il se contente de substituer de l’inexpliqué à de l’inexplicable. »

La contestation de Guillaume Erner part du principe que ce ce n’est pas parce qu’une idée peut être formulée par des phrases cohérentes qui s’enchaînent de façon logique, et qu’elle correspond à peu près à quelques exemples controuvés, qu’elle est vraie : encore faut-il qu’elle puisse rendre compte des situations et des événements, et qu’elle ne soit pas réfutée par un trop grand nombre d’autres événements (ou absences d’événement). C’est un lieu commun d’énoncer que les manifestations d’antisémitisme seraient l’exutoire d’une population confrontée à une crise et qui trouverait donc là un « bouc émissaire ». Et l’on peut bien sûr trouver quelques épisodes historiques où une crise sociale coïncide avec des actes antisémites. Mais alors, pourquoi la période qui s’étend de la fin de l’Antiquité à la première croisade, pourtant fort longue et riche en crises dramatiques de toutes sortes, ne connaît-elle quasiment pas d’épisodes d’hostilité systémique envers les Juifs (hormis dans l’Espagne wisigothique, et des situations anecdotiques) ? Si la crise économique de 1929 avait causé la montée de l’antisémitisme en Allemagne, n’aurait-elle pas dû avoir le même effet aux États-Unis, où elle fut pourtant gravissime ?

De surcroît le chapitre XVI du Lévitique auquel est emprunté le malheureux animal met en scène quatre animaux, un taureau, un bélier et deux boucs, sans compter le mystérieux démon Azazel, dans un récit assez confus mais qui ne colle pas bien avec la doxa sociologique, encore moins avec les âneries auxquelles Marx ne mérite pas que son nom soit associé.

Cette histoire de « bouc émissaire », aujourd’hui modèle explicatif dominant, ne satisfait pas notre auteur. Il emprunte à Raymond Boudon un moyen de « trancher entre deux manières d’expliquer la cause des idées fausses. Raymond Boudon les présente comme suit  :

– une explication “compréhensive”, où les causes s’apparentent à des raisons. Elles reposent sur un postulat méthodologique qui tente d’entrevoir la rationalité subjective à l’œuvre dans les phénomènes sociaux. Ce type d’explication rompt avec le sens commun qui attribue des causes irrationnelles aux croyances. Or, cette rupture “est l’une des tâches primordiales des sciences humaines et l’une de leurs principales sources de légitimité” ;

– les explications “causalistes” reposent au contraire sur la conviction que les adhésions aux croyances ont des causes, principalement affectives, et non des raisons.

En sociologie de l’antisémitisme, les explications causalistes dominent : on tente d’attribuer des causes aux hostilités antijuives. Pourtant, il faudrait s’attacher à comprendre les raisons pour lesquelles des individus ont été conduits à tuer. Car un événement comme la Shoah, ainsi que le souligne Christopher Browning, “fut possible parce que, au niveau le plus élémentaire, des êtres humains individuels mirent à mort d’autres êtres humains, en grand nombre et sur une longue période”. Rendre cette catastrophe intelligible impose de reconstruire la logique des acteurs. » C’est ce à quoi s’emploie Guillaume Erner pour un certain nombre d’épisodes, nous ne les reprendrons pas tous ici.

Il peut également être éclairant d’examiner les contre-exemples, les sociétés où ne s’est développée aucune propension à la destruction des Juifs. Ainsi, Yue Zhang (Department of Political Science - University of Illinois at Chicago), dans son article en cours de rédaction Chinese Imperial Examination System as an Approach of Political Socialization - The Story of Chinese Jews in Kaifeng, 960-1911, nous apprend les circonstances de la disparition de la communauté juive qui prospérait au Moyen-Âge dans la région qui était le cœur de la Chine historique. L’empereur Kai-huang de la dynastie Sui instaura en 605 de notre ère le système des examens impériaux d’accès aux différents grades de mandarins, système en vigueur jusqu’en 1905, connu en Europe par l’intermédiaire des missionnaires jésuites du XVIIème siècle, et modèle des grands corps d’État et du statut de la fonction publique français.

Le système des examens impériaux était intégralement méritocratique et, en quelque sorte, démocratique. Le déroulement des épreuves et la correction des copies assuraient l’anonymat des candidats. Les examens étaient ouverts à tous (de sexe masculin), sans distinction d’origine sociale ni géographique. Il existait des classes préparatoires, où la scolarité était certes payante, ce qui favorisait les candidats solvables.

Le texte passionnant de Yue Zhang explique comment les membres de la communauté juive de Kaifeng ont commencé à se présenter aux examens impériaux à partir du Xème siècle. Ceux qui ont réussi ont d’une part acquis des positions prééminentes dans leur communauté, d’autre part se sont de plus en plus intégrés à la société et à la culture environnante, ce qui a eu pour conséquence finale la disparition de cette communauté, par absorption dans la société générale (je résume à grands traits).

Retour à l’Europe chrétienne : Guillaume Erner s’est passionné pour le rite eucharistique, dont il faut bien dire que la mise au premier plan par Innocent III lors du concile de Latran IV (1215), apogée de de la puissance de l’Église, allait avoir de fortes répercussions sur les relations entre les Juifs et les Chrétiens. C’est à partir de là que se répandirent les accusations de profanation d’hosties et de meurtres rituels, prétextes à massacres de Juifs.

« Le modèle du bouc émissaire ne peut rendre compte de manière satisfaisante du retournement observé au cours du Xe-XIIe siècle. Aucune théorie classique de la crise n’est susceptible d’expliquer pourquoi la condition des Juifs a changé au cours d’une période de prospérité. Prospérité intellectuelle, puisqu’il est fréquent de parler de renaissance du XIIe siècle. Prospérité matérielle, avec, entre 1050 et 1250, ce que Marc Bloch appela la “révolution économique du second âge féodal” ».

Si Innocent III a clairement persécuté les Juifs, Guillaume Erner donne un portrait nettement plus aimable de Saint Thomas d’Aquin (1225-1274), qui, lui, connaissait vraiment le judaïsme, et préconisait la tolérance. On ne soulignera jamais assez l’immensité des apports de Thomas d’Aquin à la pensée et au dynamisme intellectuel européens, qui ont été tournés en dérision par des successeurs dont certains ne lui arrivaient pas à la cheville (Voltaire par exemple).

C’est à cette époque que l’Église commence à se voir progressivement dépouillée de ses prérogatives au profit des pouvoirs temporels qui commencent à édifier des États nationaux. Guillaume Erner fait appel aux travaux de Kantorowicz sur Les deux Corps du Roi, qui « ont mis en évidence les mécanismes par lesquels une catégorie théologique est devenue une catégorie politique et, ce faisant, comment la laïcité s’est construite en sécularisant des notions chrétiennes. Dès lors, la conception holiste de la société, cette volonté d’aboutir à une collectivité homogène dotée d’un statut sacré provient là encore de la transposition d’idées chrétiennes à la sphère publique. » Notre auteur aurait pu ici faire également référence aux travaux de Georges de Lagarde, La naissance de l’esprit laïque au déclin du Moyen-Âge, et mentionner l’activisme laïc d’un Marsile de Padoue.

Si je puis risquer une hypothèse : quand la mission de « faire communauté » s’est déplacée de l’Église vers le pouvoir temporel, dans les deux cas les Juifs étaient en dehors de la communauté. Dans le premier cas cette extériorité était seulement religieuse. Mais dès lors qu’apparaissaient les prémisses de ce qui allait devenir des communautés nationales, en être exclu avait, pour les Juifs comme pour d’autres (on peut penser aux Tsiganes), des conséquences bien plus étendues. Ne serait-ce pas là le début du chemin qui mène à l’antisémitisme moderne ?

« En juin 1449, est promulguée en Espagne la Sentencia Estatuto, document qui donna naissance à la notion de limpieza de sangre, de pureté du sang. Pour la première fois dans l’histoire de la chrétienté un Juif converti demeurait officiellement juif. [...] Toutefois, la comparaison entre la Sentencia Estatuto et les lois raciales de Nuremberg ne peut être menée jusqu’à son terme : au sein de la chrétienté, ces statuts n’ont jamais fait l’unanimité. En contradiction flagrante avec la doctrine de l’Église, ils ont en effet été immédiatement dénoncés par les autorités spirituelles. En outre, leur validité ne dépassa jamais les cadres espagnol et portugais. »

Les dernières pages du livre examinent les thèses de René Girard, qui renouvellent en partie la thématique du bouc émissaire. L’ombre du Christ plane sur le bouc émissaire (et sur les Juifs !).

Nous n’avons fait qu’effleurer quelques thèmes abordés dans ce livre, auquel je ne puis que vous renvoyer si la question vous intéresse. Sont passées en revue les idées de Durkheim, Freud, Marx, Gustave Le Bon, Drumont et beaucoup d’autres. Justice est rendue à Hannah Arendt, dont le Eichmann à Jérusalem a été dénigré sur la base d’interprétations tirées par les cheveux. Guillaume Erner s’est livré ici à une entreprise salubre : contester les tentatives d’essentialisation et des Juifs, et de l’antisémitisme. On sait trop où ces tentatives (pas toutes échouées) ont mené.