Didier Eribon est né à Reims dans une famille ouvrière très démunie économiquement. Sa mère, bonne élève à l’école primaire, avait eu des espoirs de scolarité secondaire, annéantis, avec ses perspectives d’évolution sociale, par l’invasion allemande de 1940. Plus ou moins instinctivement, elle sent que de ses quatre fils c’est sur Didier qu’elle peut reporter ses aspirations scolaires. Il est turbulent mais excellent élève, elle l’encourage, à l’encontre des valeurs en vigueur dans le milieu familial qui voudraient plutôt qu’il entre à l’usine sitôt atteint l’âge légal. Il entre en sixième, passe son bac...
Au fil des ans, Didier Eribon voit s’élargir deux failles entre lui et son milieu familial : sa scolarité secondaire lui donne accès à un univers culturel et social dont les valeurs et les règles de comportement diffèrent profondément de celles de son milieu social, et il prend conscience progressivement de son homosexualité, dans un monde ouvrier globalement homophobe.
Malgré les failles qui se creusent, c’est face au mépris de classe que notre auteur maintient le lien avec ses origines. Il ne l’exprime nulle part aussi clairement que par son mépris pour Raymond Aron : « On éprouve donc dans sa chair l’appartenance de classe lorsqu’on est enfant d’ouvrier. Quand j’écrivais mon livre sur la révolution conservatrice, je pris à la bibliothèque quelques volumes de Raymond Aron [...] En parcourant quelques échantillons de la prose sans relief et sans éclat de ce professeur sentencieux et superficiel, je suis tombé sur cette phrase : “... il ne me semble pas démontré que chaque membre d’une société moderne ait conscience d’appartenir à un groupe nettement défini, interne à la société globale et baptisé classe. La réalité objective des groupes stratifiés est incontestable, celle des classes conscientes d’elles-mêmes ne l’est pas.” [...] Les dominants ne perçoivent pas qu’ils sont inscrits dans un monde particulier, situé (de la même manière qu’un Blanc n’a pas conscience d’être blanc, un hétérosexuel d’être hétérosexuel). [...] Pour ce qui me concerne, j’ai toujours éprouvé au plus profond de moi-même le sentiment d’appartenir à une classe. Ce qui ne signifie pas l’appartenance à une classe consciente d’elle-même. »
Suit un épisode douloureux qui se passe de commentaire : « Par exemple, quand ma mère nous emmenait, mon frère et moi, les jours où nous n’avions pas école, chez les gens qui l’employaient comme femme de ménage. Pendant qu’elle travaillait, nous restions dans la cuisine, et nous entendions sa patronne lui demander d’accomplir telle ou telle tâche, lui adresser compliments et reproches (un jour, lui disant : « Je suis très déçue ; on ne peut pas vous faire confiance », et ma mère arrivant en larmes dans la cuisine, où nous étions effarés de la voir dans un tel état. Et le dégoût que j’éprouve encore, quand j’y repense – ah ! ce ton de voix ! –, pour ce monde où l’on humilie comme on respire, et la haine que j’ai conservée de cette époque pour les rapports de pouvoir et les relations hiérarchiques). »
Ce n’est pas parce qu’il s’éloigne de son milieu familial que Didier Eribon est accueilli à bras ouvert dans le milieu bourgeois du lycée, ni qu’il en adopte spontanément les comportements attendus. Il est de tous les chahuts, de toutes les insubordinations. À plusieurs reprises l’institution tente de l’évincer, de façon plus ou moins insidieuse. Le soutien de sa mère et de quelques enseignants, l’amitié de quelques condisciples dont il peut s’inspirer pour adapter ses attitudes lui évitent le sort de ses semblables, qui disparaissent du lycée, année scolaire après année scolaire.
Peu informé de la cartographie scolaire et universitaire, il fera bien sûr des erreurs d’orientation. Ainsi il abandonnera le grec ancien, alors qu’il y réussissait bien, comme seconde langue il choisira l’espagnol plutôt que l’allemand, ce qui le placera avec les élèves les plus faibles. Après le bac il ignorera les classes préparatoires, auxquelles il pouvait prétendre. Après deux ans à l’université, ses parents ne pourront plus financer ses études, il se raccrochera aux branches en réussissant le concours des IPES mais échouera à l’agrégation de philosophie, ce qui le mettra dans une impasse, avec une thèse qu’il n’aura pas les moyens de terminer. Où l’on voit que « le système d’enseignement français est dans son ensemble un vaste délit d’initié », comme l’a écrit Jean Tirole dans Économie du bien commun, les outsiders ont peu de moyens d’identifier les bons cursus, et ce dès l’enseignement primaire. La soi-disant démocratisation n’est qu’une superstructure pour camoufler, assez habilement il faut le reconnaître, l’organisation des filières de relégation.
Comment finalement réussira-t-il à se sortir de cet imbroglio conçu avec perversité pour perdre les gens comme lui ? Grâce à la sociabilité du monde gay, il fait la connaissance d’une journaliste de Libération qui lui ouvre les colonnes des pages culturelles de ce quotidien ; il y publie des critiques littéraires, puis un entretien avec Pierre Bourdieu, dont il devient l’ami, puis celui de Michel Foucault et de Georges Dumézil. De fil en aiguille il collabore au Nouvel Observateur, publie des articles et des livres, son intérêt se porte sur l’histoire gay et sur la subjectivité gay, il écrit sur ce sujet Réflexions sur la question gay, suivi de Une morale du minoritaire, ses travaux sont remarqués aux États-Unis, en Europe, en Amérique latine, il parle dans des colloques à New York ou Harvard, enseigne à Berkeley, séjourne à Princeton, reçoit un prix à Yale... Le monde académique français est donc bien obligé de se rendre à l’évidence : ce type qui n’est même pas passé par la rue d’Ulm a quand même des choses intéressantes à dire, on lui accordera donc (avec réticence) un poste universitaire, à Amiens [1].
Didier Eribon note à plusieurs reprises que son itinéraire n’est pas sans similitude avec celui d’Annie Ernaux : « comme elle, je ressentis la nécessité, dans le contexte d’un mouvement politique et de l’effervescence théorique qui l’accompagnait, de “plonger” dans ma mémoire et d’écrire pour “venger ma race” [...] pour “écrire la déchirure de l’ascension sociale, la honte, etc.” ».
Notre auteur a écrit Retour à Reims après le décès de son père, aux obsèques duquel il n’a pas voulu assister pour des raisons développées au début du livre, mais au lendemain desquelles il se rend chez sa mère, avec laquelle il s’entretient longuement. C’est l’occasion de se libérer de la honte de classe qui l’a hanté tout au long de son trajet, de retrouver une « mémoire qui se déshumilie », selon les mots d’Annie Ernaux. On ne peut plus voir la société du même œil après la lecture, indispensable, de ce livre.