Le statut colonial
En 1945, l’ancienne colonie allemande du Cameroun est depuis le traité de Versailles de 1919 un territoire sous mandat de la SDN, puis de l’ONU, confié à la France pour les quatre cinquièmes du territoire, au Royaume Uni pour le reste, ce qui lui confère un statut juridique en principe assez différent de celui d’une colonie pure et simple, mais en pratique le résultat est le même : le Cameroun est une colonie partagée entre deux colonisateurs. Les nationalistes dont parle le livre de Deltombe, Domergue et Tatsitsa réclameront, outre l’indépendance, la réunification du pays, ce pourquoi ils reprendront l’orthographe allemande de son nom, qui sera aussi le titre du livre : Kamerun !
Il convient de rappeler à ceux pour qui peut-être ceci est de l’histoire ancienne que les habitants des colonies et mandats français étaient dépourvus de tout droit civique, que l’état de droit n’y existait pas, que la « justice » y était totalement assujettie à des administrateurs coloniaux tout-puissants, que les exécutions capitales y étaient de simples formalités administratives, que le travail forcé était pratique quotidienne, que la liberté d’expression n’était même pas envisagée, bref, qu’aucun des droits humains proclamés par la constitution française et par la Charte des Nations-Unies n’était assuré à leurs habitants.
Un détail accablant signalé par le livre et qui mérite d’être relevé : en 1945 le Parti communiste français, alors représenté au gouvernement, avait demandé que le statut colonial soit amendé dans le sens d’une plus grande justice, voire d’une certaine démocratie. Mais il a renoncé à cette proposition en échange... du Statut de la fonction publique !
Dans les années de 1945 à 1959, sous la pression (assez timide) des Nations-Unies, chargées de veiller à ce que les puissances mandataires conduisent les territoires sous mandat vers l’indépendance, les autorités coloniales instaurèrent, à la place de ces droits fondamentaux, à regret et au compte-gouttes, des simulacres misérables, notamment une Assemblée représentative du Cameroun élue au suffrage inégal, une voix de colon pesant bien plus lourd que celle d’un Africain, et où de toute façon les élections étaient truquées du début à la fin. Tout ceci parfaitement documenté et confirmé par des entretiens avec les anciens administrateurs coloniaux eux-mêmes dans le livre de Deltombe, Domergue et Tatsitsa.
L’histoire que raconte ce livre est infiniment triste, parce que si les Algériens ont fini par remporter la victoire et l’indépendance, en payant pour cela un prix certes très élevé dont ils n’ont pas fini de supporter les conséquences, les aspirations des Camerounais ont finalement été étouffées, et après des violences qui ont duré plus de vingt ans et fait des dizaines de milliers de morts, sûrement plus de cent mille en tout cas pour un pays qui comptait à l’époque à peine plus de quatre millions d’habitants, le Cameroun est toujours dirigé par un groupe de politiciens serviles et corrompus qui n’échappe parfois à ses maîtres français que pour se vendre à d’autres qui ne valent pas mieux.
Ce livre montre également sous un jour peu flatteur certains acteurs de la scène française dont la réputation semble à cette aune bien imméritée : il est de moins en moins ignoré que François Mitterrand a ratifié des exécutions extra-judiciaires en Algérie lorsqu’il était ministre de la Justice (du 1er février 1956 au 13 juin 1957), mais son rôle de Ministre de la France d’outre-mer (du 12 juillet 1950 au 11 août 1951) lui a donné l’occasion de s’illustrer au sud du Sahara en y réprimant les mouvements nationalistes. On ne s’étonnera pas que le Figaro ait appelé à l’écrasement des nationalistes et au maintien à tout prix de la colonisation, mais le Monde de M. Beuve-Méry était presque pire. Bref, l’honneur de notre pays dans cette affaire a été assumé par quelques syndicalistes français qui ont aidé aux premiers pas du mouvement national camerounais, et quelques députés communistes isolés et quelques intellectuels qui ont permis que le silence sur les massacres coloniaux au Cameroun ne soit pas total.
L’Union des populations du Cameroun (UPC)
En 1945, les Camerounais, comme d’autres peuples colonisés, prennent au sérieux la proclamation par les fondateurs des Nations-Unies du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, et ne doutent pas que la victoire des démocraties sur le nazisme, victoire à laquelle ils ont contribué par leur enrôlement (parfois sous la contrainte) dans les forces françaises libres, leur apportera l’indépendance promise par le mandat. De même que le 8 mai 1945 à Sétif des Algériens s’étaient révoltés contre la volonté coloniale de maintenir le statu-quo, et avaient subi une répression sanglante, le 24 septembre 1945, dans le sillage d’un grève des cheminots de Bonabéri, une manifestation des Africains se forme à Douala et réclame l’indépendance. Bien qu’aucun Européen n’ait été molesté, les colons lancent dans les jours suivants des représailles qui vont faire près d’une centaine de morts parmi les Camerounais. C’est le premier d’une série d’événements de plus en plus sanglants qui vont jalonner l’essor de l’aspiration camerounaise à une indépendance réelle, et sa répression par les forces coloniales françaises et leurs hommes de paille camerounais.
Après les manifestations de 1945, un groupe de militants crée, le 10 avril 1948 à Douala, l’Union des populations du Cameroun (UPC), section camerounaise du Rassemblement démocratique africain (RDA), qui tout de suite sera confrontée aux tracasseries et aux brimades de l’administration coloniale.
Les principaux dirigeants de l’UPC sont Ruben Um Nyobè, Félix Moumié et Ernest Ouandié. Contrairement à une légende tenace qui ferait de l’UPC un mouvement ethnique, chacun de ces trois leaders était issu d’une région différente du pays, et il en était de même des militants.
En mai 1955, d’importantes manifestations populaires ont lieu dans les principales villes du pays, qui tournent au soulèvement pour l’indépendance. Un an auparavant, les Vietnamiens avaient vaincu l’armée française à Điện Biên Phù, ce « Valmy des peuples colonisés », ce qui avait soulevé des espoirs immenses dans les colonies françaises. À la suite de ces manifestations le Haut Commissaire Roland Pré prononce l’interdiction de l’UPC et pourchasse ses militants, contraints d’entrer en clandestinité.
Afin de donner une satisfaction formelle aux injonctions des Nations-Unies, l’administration coloniale française prépare pour décembre 1956 des élections à l’Assemblée Représentative du Cameroun, rebaptisée Assemblée Territoriale du Cameroun. L’UPC acquiert la conviction que ces élections n’offriront aucune garantie de justice et que l’assemblée qui en sera issue sera entièrement dévouée à l’administration française et aux colons : en vertu de quoi l’UPC décide d’organiser le boycott des élections et de déclencher la lutte armée contre l’occupation coloniale.
Le soulèvement de 1956 sera surtout puissant dans la région sud du Cameroun, entre Yaoundé et Douala. Le Haut Commissaire Pierre Messmer organise la répression, qui fera des milliers de victimes, dont Ruben Um Nyobè, assassiné le 13 septembre 1958.
Une indépendance factice
Le Cameroun devient « État autonome » en janvier 1959, sous la législature de l’Assemblée Territoriale élue en 1956, avec en perspective l’« indépendance » au 1er janvier 1960. En effet, les autorités françaises, grâce à l’habileté rhétorique de leur représentant à l’ONU Jacques Kosciusko-Morizet, ont réussi à faire admettre que ces élections, entièrement manipulées, étaient suffisamment démocratiques pour qu’il soit inutile d’organiser des élections libres au suffrage universel sous contrôle international. La révolte anti-coloniale suscitée par la perspective du vol de l’indépendance prend alors une très grande vigueur dans l’ouest du pays, où elle est réprimée avec une particulière brutalité sous la direction du général Max Briand, notamment avec des bombardements par munitions incendiaires et des villages rasés. Dans cette région densément peuplée, il y a des dizaines de milliers de morts.
Félix Moumié, président en exil de l’UPC, meurt le 3 novembre 1960 à Genève, empoisonné par un agent du SDECE.
Ernest Ouandié fut assassiné à l’issue d’un simulacre de procès à Yaoundé en 1971 : les accusés n’eurent connaissance des charges invoquées contre eux que le jour de l’ouverture devant un tribunal militaire d’un procès qui ne dura que quelques jours. Monseigneur Ndongmo, évêque de Nkongsamba, condamné à mort lui aussi, ne dut sa grâce qu’à sa qualité d’homme d’église.
Quant à l’« indépendance », elle n’a pas changé grand-chose, la constitution rédigée par des « experts » français pour le compte du premier président, Ahmadou Ahidjo, était inspirée de celle de la cinquième république française, moins certains traits jugés trop démocratiques, plus certains dispositifs destinés à donner des pouvoirs plus étendus au président. Au fil des amendements et des prolongations de l’état d’urgence, celui-ci n’aura bientôt plus rien à envier à Mussolini ou à Franco. Cette expertise française en droit constitutionnel pour dictateurs ne s’est pas perdue, le dernier fleuron en étant la constitution du Togo, modifiée selon la rédaction de conseillers français pour permettre à Eyadéma de devenir président à vie : l’establishment colonial français lui devait bien cela, lui qui avait assassiné sur ses instructions le premier président togolais démocratiquement élu, Sylvanus Olympio.
Il n’est pas possible ici de résumer tout l’enchaînement de ces événements tragiques, nous ne pouvons que renvoyer à l’ouvrage et au site qui le complète. J’essaierai d’en extraire encore deux traits marquants.
La doctrine de la guerre révolutionnaire
La doctrine de la guerre révolutionnaire, et son corollaire la guerre psychologique, sont de véritables pestes d’invention française, œuvres d’officiers du corps expéditionnaire d’Indochine, dont les plus célèbres furent les colonels Argoud, Lacheroy et Godard. Élaborées au cours de la lutte contre le Việt Minh et librement inspirées de certaine de ses méthodes et de celles des régimes totalitaires stalinien et nazi, les traits les plus saillants en sont l’embrigadement et le contrôle des populations par l’armée, le cas échéant leur séquestration dans des camps et leur enrôlement dans des « organisations de masse » militarisées, la propagande intensive, l’usage systématique de la torture appliquée aux adversaires comme aux éléments « suspects » parmi les populations civiles, la délation et l’assassinat politique érigés en principes de gouvernement, l’internement sans jugement de tout contestataire effectif ou supposé, des « punitions collectives » qui se traduisent par des massacres de populations civiles, et j’en passe.
Créée au Viêtnam avant Điện Biên Phù, la doctrine de la guerre révolutionnaire sera mise en œuvre massivement pendant la guerre d’Algérie, notamment au cours de la bataille d’Alger, mais d’autres peuples auront à la subir, le dernier en date étant celui du Rwanda. Dans son livre Complices de l’Inavouable : La France au Rwanda Patrick de Saint-Exupéry décrit en effet comment des militaires français ont formé, conseillé et équipé les forces armées et paramilitaires du dictateur Habyarimana qui ont prémédité, organisé et perpétré le génocide de 1994 conformément à la doctrine de la guerre révolutionnaire.
Les Camerounais, quant à eux, subiront la « guerre révolutionnaire » menée par l’armée française ou sous sa direction de 1955 à 1970, d’abord sous l’autorité coloniale, puis au titre d’accords de défense secrets entre la France et le gouvernement « indépendant ». Ces accords secrets ne seront remplacés par des accords publiés qu’en 2009.
Le pillage des pays africains
La domination du Cameroun importait aux autorités françaises parce que ce pays occupe une position clé en Afrique centrale, de par sa position géographique, mais aussi par ses ressources naturelles, notamment le pétrole. Dès l’indépendance les champs pétroliers camerounais seront concédés au groupe Elf, et les recettes destinées au pays comptabilisées « hors budget », c’est-à-dire accaparées à titre privé par Ahidjo et ses courtisans. Comme au Gabon voisin, les richesses naturelles du pays ne profiteront en rien à sa population, mais procureront un train de vie fastueux à leurs dirigeants, non sans générer de généreuses rétro-commissions pour leurs mandataires européens.
Quant aux flux financiers de l’« aide aux pays du Sud », Éva Joly et Raymond Baker ont publié dans le numéro 124 (hiver 2008-2009) de la revue Commentaire (pp. 1015-1025), sous le titre La question des flux financiers illicites, une synthèse de trois analyses concordantes, celles de la Banque mondiale, de l’OCDE et de l’agence Global Financial Integrity de Washington : pour les premières années du siècle, un flux Nord- Sud légal et proclamé haut et fort de l’ordre de 65 milliards de dollars par an a engendré un flux Sud-Nord illégal et discret de l’ordre de 800 milliards de dollars par an. Les procédés de cette évasion massive de capitaux sont la sur-facturation par falsification des prix, les fausses factures, la domiciliation dans des paradis fiscaux, le recours à des sociétés fictives ou à des fondations fictives, etc. Cette saignée est le pire des dommages subis par ces pays déjà pauvres, dont elle obère toute capacité de développement.