Olga Sedakova est une poétesse, philologue et anthropologue russe, de ma génération, dirons-nous. Dans les années 1970 elle a été un auteur du Samizdat. En évoquant ses études à l’université de Moscou elle écrit : « Je remercie le sort de m’avoir donné pour professeurs les meilleurs savants en sciences humaines de notre pays, les philologues de l’école structuraliste de Moscou-Tartu et Sergueï Averintsev qui se désignait lui-même comme un “penseur du terroir méditerranéen”, et ouvrait pour les gens de ma génération l’immense espace de l’Europe antique et chrétienne. »
Tartu est une ville d’Estonie, jadis nommée Dorpat, dont l’université fut fondée en 1632 par Gustave II Adolphe de Suède. Un ami suédois me fait remarquer que les deux premières universités suédoises furent créées dans des villes qui n’appartiennent plus à la Suède, et dont le suédois n’était pas la langue locale : Tartu et, en Finlande, Turku.
L’Estonie fut annexée par l’URSS à l’issue du pacte germano-soviétique [1], et l’université de Tartu devint donc une université soviétique. L’école sémiotique de Tartu fut fondée dans les années 1960 par Youri Mikhaïlovitch Lotman, diplômé de l’université de Léningrad, mais à qui la politique antisémite des années 1950 interdisait de trouver un poste en Russie. Comme à cette même époque l’Estonie recrutait des professeurs de russe dans le cadre d’une politique de russification, il put y obtenir un poste, et après la mort de Staline il put être nommé à l’université, où il enseigna pendant tout le reste de sa carrière. Il résida à Tartu jusqu’à sa mort en 1993.
Le récit d’Olga Sedakova commence lorsqu’elle apprend la mort de Youri Mikhaïlovitch Lotman, et décide de se rendre à son enterrement à Tartu, d’où le titre du livre. Ce voyage n’ira pas sans moult difficultés, dont le franchissement clandestin et pédestre de la frontière russo-estonienne. En 1993 l’URSS n’existe plus, mais sa bureaucratie a encore de beaux restes. La destruction des rapports humains et le broyage des personnalités par l’oppression communiste exercent encore tous leurs effets. Le récit de Sedakova peint des personnages qui ont tellement perdu l’habitude de la liberté et du libre arbitre qu’ils n’en ont aucune envie, et d’autres qui malgré tout, ou peut-être d’autant plus, restent civils, charmants, compréhensifs.
Les notes abondantes, érudites et éclairantes du traducteur Philippe Arjakovsky aident bien à s’orienter dans le contexte historique, politique et scientifique du récit, ainsi qu’à identifier et situer les nombreuses citations poétiques, explicites ou implicites, d’Olga Sedakova. J’en retiendrai une parmi des dizaines, que Sedakova estime très caractéristique de le Russie contemporaine (de toujours ?) : « Tout doit se dérouler lentement et de travers, afin que l’être humain ne s’enorgueillisse » (Vénédict Vassiliévitch Iéroféev, dit Vénitchka, auteur du roman Voyage à Pétouchki).
La présentation et la typographie de ce tout petit livre sont fort agréables. Outre le texte principal, il comporte deux essais de l’auteur : Poésie et anthropologie et Quelques remarques sur l’art de la traduction. Je ne saurais trop vous le recommander.