Le 17 octobre 2023 j’entends à la radio que le jury littéraire allemand LitProm, qui avait choisi de remettre son prix LiBeraturpreis, lors de la Foire du Livre de Francfort, à Un détail mineur de la romancière palestinienne Adania Shibli, avait finalement différé la cérémonie, en raison de la guerre entre le Hamas et Israël, en préférant mettre en valeur le côté israélien. Le Monde a publié une pétition de protestation contre ce retrait du prix, signée par des centaines d’écrivains et d’intellectuels, dont les Prix Nobel de littérature Olga Tokarczuk, Abdulrazak Gurnah et Annie Ernaux.
En entendant cette nouvelle, je n’ai fait ni une ni deux, j’ai ouvert mon compte Amazon, j’ai acheté le livre, quelques minutes plus tard il était dans ma liseuse. J’espère que beaucoup d’auditeurs en auront fait de même.
Ce bref roman (une centaine de pages) comporte deux parties d’égale longueur. La première est le récit d’un fait réel, le viol collectif et l’assassinat d’une jeune bédouine palestinienne, en 1949, par une unité de l’armée israélienne. Ce crime est brièvement mentionné dans le journal de David Ben Gourion : « Ce fut décidé et accompli : ils la lavèrent, coupèrent ses cheveux, la violèrent et la tuèrent » (texte d’après la citation par l’article du Guardian du 4 novembre 2003 qui reprend les révélations de Ha’aretz, après la divulgation de documents militaires israéliens précédemment classifiés). La plume d’Adania Shibli exprime à la troisième personne la vision de l’événement par les yeux de l’officier israélien qui commande le détachement : c’est une lecture glaçante, insoutenable. Les soldats, dont la mission était d’éliminer toute présence arabe de ce secteur du Néguev limitrophe de l’Égypte, regardent de façon totalement déshumanisante les Bédouins qu’ils commencent par tuer, puis la jeune fille à laquelle ils ne conservent la vie que pour un sort encore plus cruel. La succession sinistre des péripéties est scandée par les hurlements d’un chien, qui semble prendre la défense de la jeune fille.
La seconde partie du roman, rédigée à la première personne, est la fiction d’une jeune Palestinienne, née exactement 25 ans après les événements de la première partie, et donc contemporaine de la romancière, qui veut en savoir plus que ce qu’a révélé la presse à ce propos, pour reconstituer en quelque sorte le point de vue de la jeune fille martyrisée. Elle décide de visiter les musées et centres d’archives de l’armée israélienne et de se rendre sur les lieux du crime.
Les préparatifs et les circonstances de l’expédition de la narratrice (est-ce la romancière ?) sont l’occasion de comprendre plus en détail les ressorts de l’oppression des Palestiniens par le gouvernement militaire israélien. La Cisjordanie est divisée par l’Autorité militaire israélienne (aux termes des accords d’Oslo) en trois zones, A (en gros les villes), B (en gros les environs des villes) et C (la plus grande, la seule qui soit d’un seul tenant). Un système compliqué de cartes d’identité distinguées par leurs couleurs et attribuées arbitrairement par l’Autorité militaire désigne qui a le droit d’aller où. La narratrice, qui habite Ramallah, a une carte d’identité valable pour la zone A, alors pour gagner le Néguev elle doit emprunter celle d’une collègue qui a le droit d’aller partout. Ainsi elle loue une voiture, avec une plaque d’immatriculation de la bonne couleur, parce qu’il en va pour les voitures comme pour les humains, et elle y va.
Ce n’est pas parce qu’elle a une carte d’identité et une plaque d’immatriculation de bonnes couleurs que le voyage sera dépourvu d’épisodes angoissants : les routes sont barrées de façon variable et arbitraire, des checkpoints fixes ou mobiles contrôlent les véhicules, l’attente peut durer des heures, et tout Palestinien sait que l’issue du contrôle est arbitraire.
La narratrice visite un premier musée de l’armée et son centre de documentation, mais n’y trouve rien d’intéressant. Puis elle se rend vers la colonie édifiée, croit-elle, à l’emplacement du bivouac du détachement militaire dont elle cherche à reconstituer les agissements. Là aussi il y a un musée, qui ne lui apprend rien, si ce n’est qu’en fait l’endroit qu’elle cherche est en réalité un peu plus loin. Elle y va. Cela va mal se passer.
Cette lecture est à la fois étouffante, haletante et angoissante. La première partie restitue l’atmosphère sordide de cette horde de soudards réduits à leurs instincts animaux, la seconde la chape d’angoisse et d’oppression qui écrase la vie palestinienne.
Il faut lire ce livre, même si ce qu’il a à nous dire n’est pas agréable.