Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Deux livres enchaînés de Virginie Linhart :
L’Effet maternel, Une sale affaire
Féminité, maternité, judéité
Article mis en ligne le 31 janvier 2024
dernière modification le 1er février 2024

par Laurent Bloch

Ici même j’ai déjà rendu compte de deux livres de Virginie Linhart, Le jour où mon père s’est tu et La vie après ; leur auteure poursuit dans cette veine qui mêle l’autobiographie à l’enquête sociologique avec deux nouveaux livres passionnants examinés ici, et qui, comme les précédents, ne seront pas sans résonances avec ma propre biographie.

Virginie Linhart, née en 1966, est une enfant de mai 1968, ses parents étaient des activistes maoïstes très en pointe. Le premier livre que je cite, où elle raconte comment son père a réagi à l’évaporation des illusions révolutionnaires par une profonde dépression, est en fait une enquête auprès des filles et fils de militants, ses contemporains, pour savoir comment ils avaient vécu leur enfance alors que leurs parents avaient bien autre chose de plus important à faire que de s’occuper d’eux, la révolution, vous dis-je.

Le second livre mentionné ici explore le passé des grands-parents paternels de l’auteure, juifs polonais tout juste arrivés en France lorsque la persécution et les rafles s’abattent sur eux. Ils échappent miraculeusement, cachés par une famille d’ascendance corse, après la guerre ils n’ont de cesse d’agir et de penser comme si rien n’était arrivé, et pour ce faire ils achètent une maison à Verbier (à l’époque station beaucoup moins chic qu’aujourd’hui), en Suisse, « un pays où rien ne peut arriver », « au cas où ». Ils convainquent leurs amis de venir s’y installer auprès d’eux, et ainsi ils ont reconstitué un petit shtetl polonais, où ils peuvent prendre le thé avec leurs amis en parlant yiddish, comme si rien ne s’était passé.

Ce nouveau livre, L’Effet maternel, approfondit cette idée que pour ses grands-parents Linhart et pour leurs enfants Robert et Danièle il fallait absolument faire silence sur le passé, ne surtout pas apparaître comme juifs, prononcer le nom de famille sans le t final, ce qui le rend plus français. Jacob et Masza sont devenus Jacques et Maryse, ils ont enfin obtenu leur naturalisation. Je retiendrai une anecdote particulièrement saisissante, qui est arrivée à Danièle, la tante de Virginie, donc : « À l’âge de douze ans, ma tante participe au club de théâtre de son collège, situé porte d’Auteuil. Les répétitions sont organisées chez une de ses amies ; elles sont plusieurs à s’y retrouver chaque semaine. Un jour, celle qui reçoit annonce à ma tante que sa mère ne veut plus qu’elle vienne : “Tu comprends : elle dit que tu es juive.” Ma tante comprend tellement bien qu’elle ne pose aucune question. Elle ne demande pas comment on sait qu’elle est juive. Elle ne demande pas non plus en quoi c’est gênant d’être juive pour répéter une pièce de théâtre. Elle ne proteste pas et bien sûr n’en dit mot à ses parents. Elle continue de répéter seule dans son coin ses répliques et jouera la pièce avec toutes les autres à la fin de l’année, prenant la main de ses camarades, souriant et saluant sur scène dans la joie et la bonne humeur. Les historiens qui, cinquante ans plus tard, travailleront sur les survivants de la Shoah émettront l’hypothèse d’“un silence structurant”. Si on ne parle pas, si on ne raconte pas, on peut continuer de vivre. Ça se voit qu’ils sont historiens et pas psys. Ce dont je peux témoigner, moi, avec le recul, c’est qu’il n’y a pas de silence structurant qui tienne, que le silence structurant c’est une machine à fabriquer de la psychose... »

Cette histoire n’est pas dans le fil principal du livre, mais elle colle tellement avec plusieurs épisodes de ma propre vie que je n’ai pu m’empêcher de la citer. En même temps elle est emblématique de la position des juifs en France après la guerre, on leur demandait surtout d’être discrets, de ne pas trop la ramener. Ce sont le procès Eichmann et la série Holocauste qui ont fait comprendre que ce qui leur était arrivé était un peu plus grave que les tickets de rationnement et les cartes inter-zones. On attend des prises de conscience similaires en faveur des descendants des peuples colonisés par la France, sur le continent africain par exemple, dont la société majoritaire exige surtout aujourd’hui qu’ils s’abstiennent de « communautarisme », de « séparatisme », de « wokisme », et autres créations fantasmatiques d’une population majoritaire qui n’aime pas trop se voir rappeler les turpitudes de la France et leurs conséquences, toujours douloureuses, pour les descendants de ces colonisés. Que l’on ne s’étonne pas d’entendre aujourd’hui leurs voix revendiquer la reconnaissance de leur histoire, ce qui ne serait que justice.

Revenons à l’histoire de Virginie Linhart : si après la débâcle des aspirations révolutionnaires son père Robert avait plongé dans une profonde dépression dont il ne devait en fait plus sortir, sa mère, Nicole, avait quitté Robert et s’était convertie à la nouvelle idéologie des années 1970, la libération sexuelle. Je passe sur le trouble provoqué chez les enfants par le spectacle des amours débridés des parents, qui se déroulaient sous leurs yeux, et vous renvoie au livre, qui décrit le phénomène bien mieux que je ne saurais le faire.

C’est dans cette ambiance festive mais finalement assez pathogène, où règne la confusion entre les générations, entre les rôles de parents et d’enfants, de membres de la famille et d’amis extérieurs (la famille est honnie, ce ne sera ni la première ni la dernière fois), que Virginie, après quelques amours terminées en chagrins, rencontre un homme, de l’entourage de sa mère mais plus jeune, qu’elle aime profondément, et dont un beau jour elle est enceinte, sans que cela ait été vraiment prévu, mais nouvelle qui l’emplit de joie.

Ce qu’elle découvre rapidement, c’est que le père de l’enfant qu’elle attend n’est pas empli de joie. Il exige qu’elle avorte. Et comme elle refuse, il l’abandonne.

Lors de la première échographie, Virginie apprend qu’elle attend des jumeaux. Au sixième mois, qu’un de ces jumeaux n’est pas viable. Elle accouchera d’un enfant vivant, sa fille Lune, et d’un enfant mort. Abandonnée par leur père. Lequel s’empressera néanmoins d’aller reconnaître sa fille, ce qui privera Virginie de tout accès aux aides sociales destinées aux mères qui élèvent seules leurs enfants.

Le récit de ces péripéties est émouvant, je crois que seule une femme peut en parler de façon convaincante, alors je vous suggère de vous procurer le livre et de le lire, mais il y a une suite : alors que L’Effet maternel est sous presse, l’éditeur apprend à Virginie que sa mère Nicole et le père de sa fille (celui qui l’a abandonnée) ont conjointement envoyé une mise en demeure. Ils exigent que le manuscrit leur soit envoyé, et menacent d’un référé pour en empêcher la parution, sauf à en retirer à peu près un tiers, supposé attenter « aux droits de la personnalité ». Virginie est abasourdie, surtout d’apprendre que sa mère fait front commun avec l’homme qui l’a abandonnée pour interdire la parution de son livre, parution vitale pour elle : « Puisque ce récit, j’étais enfin parvenue à l’écrire. »

C’est là une autre leçon de ces deux livres (puisque Une sale histoire sera le récit du procès intenté à L’Effet maternel) : le premier livre peut apprendre au lecteur qui ne serait pas une femme, moi en l’occurrence par exemple, des choses sur ce que cela peut faire d’être une femme, d’être amoureuse, d’être enceinte. Il peut aussi apprendre au lecteur qui ne serait pas juif des choses sur ce que cela peut faire d’être juif (là je parle d’expérience et confirme le récit). Une sale histoire peut apprendre au lecteur qui ne serait pas écrivain des choses sur ce que cela peut faire d’être écrivain : en fait l’écrivain n’écrit pas pour exposer ceci ou cela, il écrit parce qu’il ne peut pas faire autrement, il écrit de la seule façon qui lui soit possible, et les seules choses qu’il ait à écrire : « Avec L’Effet maternel [...] j’avais rédigé cette histoire à la première personne, comme la naufragée s’accroche à une planche de bois, mangée par le sel flottant en pleine mer, sans rien à l’horizon. »

Il y aura donc un procès, Nicole la mère de Virginie et le père des jumeaux (qui l’a abandonnée) seront de concert au tribunal, avec le même avocat, ils soutiendront que L’Effet maternel livre au public des aspects de leurs actes qui nuisent à leur « personnalité ». Alors que Nicole Colas-Linhart n’a jamais fait mystère de sa vie « libre »... Bon, puisque le livre est paru, c’est qu’ils ont perdu leur procès. Mais vous devriez vous procurer ces deux livres, je les ai offerts à ma femme, elle les a dévorés dans la soirée.


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