Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Numéro spécial
Commentaire, XXXe anniversaire
Article mis en ligne le 9 mai 2008
dernière modification le 15 septembre 2023

Pour son trentième anniversaire l’excellente revue Commentaire (fondée par Raymond Aron) publie un numéro spécial de 420 pages dont les 150 premières sont consacrées à trente articles intitulés chacun du nom d’une entité géographique (Amérique, Atlantique, Chine...), conceptuelle (Égalité, Vérité...), institutionnelle (Instruction, Université...) ou sociale (Musique, Religion...), classés par ordre alphabétique. Remarquons que pour trente Euros c’est vraiment un prix d’ami, surtout compte tenu du format assez généreux des pages sur deux colonnes. Ces trente articles de trente auteurs différents (trente et un pour tenir compte des deux pseudonymes qui signent Proche-Orient) alternent l’humour distancié, le scepticisme et la conviction engagée qui donnent, avec un style toujours soutenu, le ton habituel de la revue. Voici un petit compte-rendu de ceux qui m’ont le mieux plu, sans préjudice de la qualité des autres, ni de celle des articles ordinaires de la revue, souvent excellents et peu conformistes :

Amérique

La plus grande part du texte de Marc Fumaroli relate ses échanges avec ses étudiants américains. L’atmosphère qui s’en dégage, si elle illustre les atouts formidables des universités américaines et des élites qui y sont formées, suggère aussi de quoi elles sont privées, et dont les natifs de la vieille Europe ont la chance d’être pourvus, à charge pour eux de savoir en tirer profit. On pourrait, au risque de schématiser, nommer cela un patrimoine historique et culturel séculaire, et contrairement à certains préjugés Marc Fumaroli observe que la nostalgie induite par cette privation n’est pas absente de l’âme américaine.

Catholicisme

Fabrice Bouthillon, après quelques années à l’École française de Rome, a été nommé maître de conférence à l’université de Brest. Catholique assidu à la messe, éloigné de la tentation intégriste du retour au rite de saint Pie V comme de la « gadoue liturgique » (sic) ou de « la mondanité de certaines cérémonies romaines », il dresse de la paroisse qu’il fréquente, de ses prêtres, de ses fidèles, de ses églises et de son quartier un tableau contrasté, vivant, drôle, profond, enrichi par l’érudition historique de l’auteur, voire par son coup d’œil architectural. Ainsi de l’église Saint-Louis, que les reconstructeurs de la ville (après sa destruction totale pendant la guerre) avaient voulu remplacer par des bâtiments profanes, qui a été sauvée par la fermeté de ses paroissiens, et qui accueille aussi bien d’aristocratiques officiers de marine héritiers de l’Ordre de Malte que des Africaines en boubou ou des employés de la bibliothèque universitaire, pour une liturgie « moderne et noble », pour reprendre les termes que de Gaulle avait employés pour qualifier l’architecture de Brest reconstruite.

Le lecteur recueillera ici des indications précieuses sur le présent et les perspectives d’une religion à laquelle aucun résident de ce pays ne peut sérieusement rester indifférent : « En France au moins, la crise que l’Église a vécue au second XXe siècle a été si grave qu’il s’est peut-être alors agi, pour le catholicisme, d’être ou de n’être pas ; plutôt que de céder le fonds à Frères des Hommes, Jean-Paul II a opté pour le maintien de l’activité. »

Égalité

Raymond Boudon, sous cette rubrique, traite du système éducatif français, et des chances qu’il procure à des élèves d’origines et de fortunes diverses d’accéder à des savoirs et à des professions congrus à leurs aptitudes. Ces chances ne sont pas également réparties selon les origines sociales, elles ne l’ont jamais été, mais ce qui est le plus dérangeant au regard de l’exigence démocratique c’est que, loin de s’atténuer, cette inégalité semble croître et ce, sous l’effet des mesures destinées à la résorber. Boudon classe les « médications » appliquées à l’inégalité des chances en deux séries, les enseignements de compensation (collège unique, cours supplémentaires pour élèves en difficulté) et le pédagogisme (méthode globale, transformation de l’école en « lieu de vie » plutôt que de transmission du savoir), les deux vouées à des résultats décevants. Il propose plutôt de renforcer : la fonction de transmission du savoir de l’école, l’évaluation des élèves, la liaison entre les résultats de l’évaluation et l’orientation. Ces trois mesures devraient être accompagnées d’une incitation à la diversification du système scolaire, notamment grâce à une autonomie accrue des établissements, afin d’augmenter les chances que chaque élève y trouve sa voie. Plutôt que le maintien d’une fiction d’égalité aux effets redoutables, mieux vaut une politique fondée sur les principes d’équité et d’efficacité, nous dit Raymond Boudon, et il propose les mêmes principes pour l’assistance aux secteurs déshérités de la population. Tout cela devrait être de l’enfoncement de portes ouvertes, portes au contraire soigneusement barricadées par les adeptes hypocrites des politiques compassionnelles qui leur donnent une
clientèle.

France

Nicolas Baverez commence par énumérer les entraves dont il estime qu’elles retiennent notre pays d’entrer pleinement dans le XXIe siècle, au premier rang desquelles « le divorce français d’avec la modernité en quatre actes : 1981 et le refus de la sortie du fordisme et de l’ère keynésienne ; 1989 et l’opposition vaine à la nouvelle donne européenne et mondiale issue de l’effondrement du soviétisme ; 2001 et l’ignorance volontaire devant le retour au premier plan de l’histoire de la violence inspirée par la religion ; 2005 et le dos tourné à l’intégration européenne lors du référendum sur le projet de Constitution. » Il analyse ensuite les raisons de ces efforts désespérés pour maintenir des structures périmées dans les domaines politiques, économiques et sociaux, en fait remonter l’origine au séisme historique que fut la Révolution de 1789, qui a coupé en deux autant la chronologie que la société, et pointe que la France « a ignoré la révolution de la liberté qui coïncidait avec le bicentenaire de sa Révolution ». Il conclut en citant les facteurs positifs qui incitent à l’optimisme, à condition que l’on agisse en conséquence : une démographie dynamique, une aptitude, démontrée par la réconciliation franco-allemande, à surmonter les conflits du passé, le refus de renoncer à l’idée universelle de l’humanité, l’engagement dans la construction européenne, un héritage libéral (Benjamin Constant, Tocqueville...). J’ajouterais que la France est toujours un pays incroyablement riche, malgré sa propension à manger son capital ou à l’investir partout sauf aux endroits utiles et fructueux : depuis que je travaille dans une université (pourtant réputée ne pas être la plus misérable, et dont les anciens étudiants n’ont guère de problèmes d’emploi), mes idées sur la question sont devenues plus concrètes.

Ignorance

Dans un style aussi incisif que sa pensée, Alain Besançon fait l’éloge de l’ignorance du présent, grâce à laquelle les hommes réussissent à vivre et à créer leur histoire, même si au prix d’un certain malaise, pour en venir à sa vision d’un thème abondamment ressassé depuis quelques années : « dans ces va-et-vient de l’humeur au sujet d’un présent, qu’on ne peut ni connaître ni juger, se produit une formation vicieuse, la mémoire. » Il énumère à ce propos des ressentiments plus anciens que ceux qui ont déchiré le XXe siècle : l’exécution de Conradin par Charles d’Anjou, la prise de Constantinople par les croisés, la Saint-Barthélemy, la mort d’Ali, « vieux abcès qui ne cicatrisent jamais parce que perpétuellement ils sont grattés et réveillés » et qui donnent au présent « un sens odieux et vindicatif. » Face aux abus de la mémoire, Besançon préconise l’histoire, qui rétablit la vérité, éclaircit la vision confuse du présent, modère le pessimisme ... comme l’optimisme, en gardant la conviction que les choses ne s’arrangent jamais tout à fait. « Dans notre temps la mémoire se défend ... contre l’histoire, mobilise les affects collectifs, ... elle essaie aussi de plier les historiens, de les corrompre... La repentance qui se répand sur une partie de la planète (mais pas sur d’autres : la Russie, par exemple, trouve son passé très bien), si justifiée soit-elle, comporte associée à elle un certificat d’innocence pour le temps présent. » Mais si le présent est inconnaissable et le passé brouillé, l’avenir est opaque, même pour les religions de salut, qui se gardent bien de trop préciser leurs promesses. Et si selon Joyce l’histoire est un cauchemar, peut-être vaut-il mieux ne pas s’en réveiller.

Instruction

Renaud Van Ruymbeke critique la réforme française de l’instruction judiciaire, et explique très bien pourquoi nous devrions prendre exemple sur l’Italie, et pourquoi le gouvernement français ne le fera pas : chez nos voisins, l’instruction est confiée au parquet, et cela marche très bien, mais cela suppose que le parquet soit indépendant du pouvoir politique, ce que le gouvernement français, quel qu’il soit, a toujours refusé. Le pays de Montesquieu n’est pas prêt d’admettre une véritable indépendance du pouvoir judiciaire.

Libertés

S’il n’a pas échappé à François Sureau que depuis quarante ans les autorités instituées ont relâché le contrôle qu’elles exerçaient sur la société française, et cessé d’exiger obéissance, mot dont le sens même est en voie de disparition, il ne se propose pas moins de dissiper l’illusion qui voudrait que cette évolution se soit accompagnée d’un élargissement et d’un approfondissement des libertés : bien au contraire.

Le prestige de l’État a diminué, « mais le peuple en a ... transformé l’usage. Il l’a fait servir à la satisfaction de ses passions récentes : le besoin de sécurité, l’émotion compassionnelle, et l’idée que chaque groupe, ou chaque individu, a des droits sur la société dont il reviendrait à l’État d’assurer l’exécution... L’État est devenu débiteur de tous et de chacun. »

La première victime de ce nouvel usage de l’État fut la liberté d’expression : les lois mémorielles sont le symptôme le plus flagrant, mais toute une série de lois récentes sont venues limiter la liberté de la presse pour donner satisfaction à tel ou tel groupe réuni par la communauté d’origine, de croyance, de sexe ou de préférence sexuelle, à un point tel que les Cours européennes de justice doivent intervenir régulièrement pour corriger les pratiques françaises. Il faut sans doute voir dans cet état de fait une des causes du faible nombre de lecteurs de la presse française, à côté d’un prix élevé, d’une déférence excessive envers les autorités et d’un système de distribution calamiteux contrôlé par le syndicat.

La justice pénale est également critiquable dans notre pays : après les réformes heureuses du début des années 1980, l’auteur est frappé de « la montée, dans la classe politique, d’un sentiment (il est difficile de parler de réflexion) peu favorable à la prééminence du concept de responsabilité individuelle. » Les atteintes aux libertés publiques sont souvent condamnées par la Cour européenne des droits de l’homme.

La politique d’immigration, enfin, est une tache noire sur le tableau des libertés en notre pays : demander aux étrangers de se soumettre à un test de filiation génétique qui n’est pas demandé aux Français les constitue en espèce à part, et que le Conseil constitutionnel ait validé ce texte législatif pose surtout la question du sérieux et de
la capacité de cette institution, de la confiance que l’on peut lui accorder.

Religion

Leszek Kołakowski commence par réfuter l’idée de « dialogue des religions » : penser que par la discussion les fidèles de diverses obédiences puissent abolir ce qui les divise pour converger vers une religion commune, c’est méconnaître la nature même du fait religieux, que Kołakowski explique avec une grande finesse et une grande pénétration. Si l’on pense que le grand schisme de 1054, qui a coupé l’Europe en deux pour des siècles et jusqu’à aujourd’hui, en créant deux civilisations différentes, reposait sur la question de savoir s’il fallait utiliser du pain azyme pour l’eucharistie, et sur le mot filioque dans la liturgie, on voit bien que les raisons de se séparer étaient profondes, et que l’identité bâtie au fil des siècles sur ces différents infimes, renforcée certes par la prise de Constantinople en 1204 (voir plus haut), a une consistance que ne saurait éroder des conversations entre théologiens. Celles-ci sont néanmoins souhaitables, et Kołakowski trouve d’heureuses formules pour cerner une attitude spirituelle qui, sans forcément pouvoir être commune à toutes les formes de religion, pourrait du moins les distinguer de ce qui n’est pas la religion. La finesse de cette approche mérite une lecture.

Université

Certains journaux ont pu louer le gouvernement pour l’habileté avec laquelle il aurait conduit la réforme des universités : Philippe Raynaud récuse ce point de vue, en arguant que si la riposte syndicale à la réforme avait été si molle, c’est tout simplement parce qu’il n’y avait rien dans la réforme, sinon un accroissement inconsidéré des pouvoirs des présidents, qui cumulent désormais ceux qui dans les universités américaines sont dévolus à quatre personnages différents : le President, le Provost, le Dean of the Faculty et le Chief Financial Officer.

Philippe Raynaud, comme tous les observateurs raisonnables, pense que la question essentielle est celle de la sélection, si toutefois on pense que la finalité de l’université est de dispenser des savoirs et de faire de la recherche, plutôt qu’un rôle social d’accueil pour un temps de gens qui auront ainsi une sécurité sociale, une aide au logement et un lieu où passer leurs journées. L’argument contre la sélection selon lequel il n’y aurait pas assez d’étudiants est spécieux : aux États-Unis les établissements d’enseignement supérieur sélectionnent leurs étudiants, et pourtant il y a une plus forte proportion de jeunes qui y accèdent qu’en France ; évidemment, cela correspond aussi à une bien plus grande diversité des établissements, permise par leur réelle autonomie. On retrouve ici les arguments de Raymond Boudon pour l’enseignement secondaire, évoqués ci-dessus.

« La démocratisation, souhaitable, de l’enseignement supérieur appelle une diversification de ses formations, qui est, du reste, parfaitement visible dans le secteur sélectif... Le choix démagogique de la non-sélection est ainsi le plus socialement injuste : il [institue] un système dual où les “héritiers” s’orientent sans peine mais qui ferme l’accès aux élites aux plus brillants des “boursiers”, tout en ne laissant aucune chance de progresser aux étudiants les plus faibles. »

« Il y a de bons étudiants qui ne souhaitent pas s’imposer le régime des classes préparatoires, ce qui est très compréhensible : il n’est pas absolument indispensable qu’ils suivent les mêmes cursus que ceux qui n’ont pas eu le niveau requis pour entrer en IUT ou même en BTS. »

Outre la question de la sélection, il convient de noter que cette autonomie des universités restera soigneusement encadrée par un ministère qui continuera à avoir son mot à dire sur le moindre bouton de guêtre, sans parler des calamiteux marchés publics. Je viens de commencer un nouveau travail dans une université qui a obtenu le droit de sélectionner ses étudiants (qui, du coup, réussissent études et insertion professionnelle), et qui ne passe pas pour la plus pauvre : le luxe n’y est pas insolent, ce n’est rien de dire que nous échappons à cette critique, haut la main.

Bref, l’occasion est ratée.

Vérité

Simon Leys, écrivain et sinologue belge vivant en Australie, auteur notamment des Habits neufs du président Mao, traite dans cet article des rapports entre vérité et fiction, et de la façon dont ils se manifestent dans l’œuvre d’art ou littéraire, ou, pour emprunter à Leys une épigraphe de son article, due à George Santayana : « La vérité n’est crue que lorsque quelqu’un l’a inventée avec talent. » Ce qui mène à parler de l’imagination, à évoquer son rôle dans la découverte scientifique, et à remarquer la similitude entre la démarche scientifique et celle du poète. Le parallèle n’est pas inédit, mais il est mené ici avec une fraîcheur novatrice, ce qui n’exclut pas les sujets graves : l’indignation des intellectuels des pays de l’Est devant l’ignorance volontaire de leurs collègues de l’Ouest face à la vérité des dictatures communistes, qui leur était pourtant très accessible, ou l’unicité du témoignage de Raimund Pretzel, alias Sebastian Haffner, seul parmi des millions qui savaient à témoigner de ce qu’il avait vu de l’ascension d’Hitler.