Dans un article précédent je signalais le licenciement, scandaleux à mon avis, sans préavis ni indemnité, d’une étudiante en doctorat, Sabrina, titulaire d’une bourse de thèse du CNRS, sous prétexte qu’elle portait un « foulard islamique ». Il y a un site de soutien où vous trouverez une pétition que je vous invite à signer.
À la suite de ces événements, un chercheur du CNRS, Vincent Geisser, a écrit un message privé où il commentait, en termes pour le moins contestables, le rôle du fonctionnaire de sécurité et de défense du CNRS dans cette affaire. Ce message fut publié sur de nombreux sites Web, et il n’aurait pas dû l’être, d’autant plus qu’apparurent des commentaires d’une forme peu acceptable. Il s’ensuit une plainte au pénal, et une convocation de Vincent Geisser devant une commission de discipline du CNRS. D’où comité de soutien et pétition, que je vous invite également à signer. Le fonctionnaire de sécurité et de défense du CNRS a, par une tribune libre dans le Monde, donné son point de vue dans cette polémique.
Bien que je l’aie signée au nom de la liberté d’expression, la pétition en faveur de Vincent Geisser comporte un passage qui appelle à mon avis les plus expresses réserves : « Si la liberté est nécessaire pour penser et écrire, il va de soi que l’obligation de réserve qui s’applique en général à certaines catégories de fonctionnaires ne peut aucunement s’appliquer à leur cas [celui des chercheurs], sauf à n’attendre d’eux que la reproduction d’une doctrine officielle et stérile. »
Pour le dire autrement, les « chercheurs, universitaires et intellectuels » seraient, parmi les fonctionnaires, les bénéficiaires d’un régime privilégié qui les exonèrerait de « l’obligation de réserve » applicable aux autres fonctionnaires, dont il se trouve que je suis. Ou encore : ce texte entend rappeler aux fonctionnaires ordinaires (par opposition aux signataires) qu’ils sont effectivement soumis au « devoir de réserve », qui limiterait pour eux la liberté d’expression dont bénéficient tous les citoyens.
Rien n’est plus faux. Ainsi que nous l’apprend un excellent article de Wikipédia, « l’obligation de réserve n’existe pas dans le droit administratif de la fonction publique en France. » Le texte de référence est la Loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires (loi Le Pors).
L’auteur de la loi, Anicet Le Pors, a publié dans le Monde du 31 janvier 2008 une tribune où il rappelle notamment son article 6 : « La liberté d’opinion est garantie aux fonctionnaires. » Et comme l’énonce la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, (...) pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ».
L’« obligation de réserve » n’est en fait qu’une locution utilisée dans quelques jurisprudences peu glorieuses où le ministère public a voulu réprimer la liberté d’expression de tel ou tel fonctionnaire.
A contrario, chaque fois que la loi Le Pors a été évoquée dans un contexte législatif, par exemple lors de débats au parlement, il a été précisé qu’elle ne saurait être invoquée pour limiter les droits constitutionnels des fonctionnaires.
La prétention des enseignants du supérieur et des chercheurs au monopole de la liberté d’expression au sein de la fonction publique est donc infondée, ils la partagent avec la grande majorité des fonctionnaires. Il y a en effet quelques restrictions pour les conseillers d’état, certains fonctionnaires d’autorité et certains militaires et magistrats. Le privilège, réel, dont bénéficient les
enseignants du supérieur, c’est de n’être soumis à aucune autorité hiérarchique, alors que le professeur du primaire ou du secondaire a un proviseur et un inspecteur d’académie. Cela ne change rien à la liberté d’expression, qui est la même pour tous et garantie par la Constitution.
Les divagations au sujet de la soit-disant « obligation de réserve » résultent en fait de la confusion entre deux règles réelles et de leur amalgame :
– s’imposent au fonctionnaire le « secret professionnel » et la « discrétion professionnelle » évoqués dans l’article 26 de la loi, qui concernent « les faits, informations ou documents dont ils ont connaissance dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions » ;
– en 1993 le Conseil constitutionnel a formulé explicitement le « caractère constitutionnel » des principes de liberté et d’indépendance des enseignants-chercheurs (CC, 93-322 DC, 28 juillet 1993) ; cela ajoute aux droits des enseignants du supérieur, qui ne sont pas subordonnés à une autorité hiérarchique, contrairement aux autres fonctionnaires, mais ne retire rien aux droits constitutionnels de ces derniers.