Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Laure et Gustave
Article mis en ligne le 24 octobre 2022
dernière modification le 15 novembre 2022

par Laurent Bloch

Chapitre précédent

Mon grand-père maternel Gustave Sellier est né en 1859 à Campigneulles-les-Grandes dans le Pas-de-Calais. Il se souvenait très bien du siège de Paris. Il a eu deux vies : sa première femme et leurs deux enfants sont morts dans un incendie. Puis il a épousé ma grand-mère Laure Deligny, avec qui il a eu quatre filles, la première, Renée, en 1901, puis Geneviève, Marcelle en 1904, et la dernière, Colette, ma mère, quinze ans plus tard, en 1919. Gustave a d’abord été instituteur, puis contrôleur des contributions indirectes. Il avait un logement de fonction dans les entrepôts de Bercy, une maison qui n’a été détruite que récemment, avec l’habitation au premier étage et au rez-de-chaussée le bureau d’enregistrement des taxes sur les vins et spiritueux. Ma mère y est née. Laure et Gustave sont enterrés au cimetière de Merlimont, entre Berck et Le Touquet, où ils avaient fait construire une maison.

Il y avait sûrement dans cette famille une propension à l’exogamie : Geneviève et Colette ont épousé des Juifs, Marcelle un Yougoslave, Milan Markovitch. Ce qui a valu à Renée et à son mari Georges Chabredier de passer pas mal de temps pendant la guerre à porter des colis de prison en prison, en zone Sud comme en zone Nord, et à assurer le contact avec Annie, la fille de Geneviève. Geneviève était morte avec son fils Bruno dans un accident d’auto en 1930. Son mari Marcel Weil, tant par désespoir que par conviction, s’était engagé dans les Brigades internationales, puis dans la Résistance en France. Pendant la guerre Annie était enfant cachée juive à Montpellier, où elle fera la connaissance de son futur mari, Jacques Blamont, enfant caché lui aussi, fils d’Émile Katz, Blamont dans la résistance.

La maison de Merlimont avait bien entendu été rasée par les bombardements de la guerre, qui n’avaient pas laissé grand-chose debout sur la côte de la Manche. À la Libération les propriétaires de maisons détruites par faits de guerre pouvaient en obtenir la reconstruction aux frais de l’État, en n’importe quel point du territoire de leur choix. Un lieu au climat plus clément que la Côte d’Opale eût été possible, le fait que mon père (le gendre de Gustave) fût à l’époque chef de cabinet du ministre de la Reconstruction (François Billoux, communiste) n’aurait sûrement pas nui à l’avancement du dossier. Non, le meilleur endroit sur terre, c’était Merlimont, la maison fut reconstruite sur place.

Pendant les années 1950 nous allions en vacances l’été à Merlimont. Soit nous y allions en juillet, Annie et ses enfants en août, soit l’inverse. Juillet laissait espérer quelques jours de soleil, pour août mieux valait emporter bottes en caoutchouc et cirés. Une légende locale prétendait que par beau temps on apercevait la côte anglaise, cela ne nous est jamais arrivé. Je me demandais pourquoi tous les étés nous faisions six cents kilomètres vers le Nord, en quittant le doux climat poitevin pour celui, certes plus vivifiant, du Marquenterre. De plus, le train Poitiers-Paris était électrique, rapide, moderne, cependant que de Paris à Rang-du-Fliers, gare la plus proche de Merlimont, il fallait prendre un train à vapeur [1] aux wagons archaïques, puis parcourir, souvent à pied (et sous la pluie), près de huit kilomètres jusqu’à la maison.

Bien des années plus tard, je passais en voiture dans la région avec des amis, à la mi-décembre. Je leur proposai de voir Merlimont : eh bien c’était comme en août, même température douce sans excès, même pluie battante.

Ces quelques lignes donnent une image trop négative de Merlimont et de ma famille maternelle. La côte est belle, ainsi que l’arrière-pays, très sauvage parce que marécageux et inculte, aujourd’hui réserve botanique domaniale. Et avec le réchauffement climatique c’est une station balnéaire de plus en plus prisée, après avoir été la Côte d’Azur des Belges et des Néerlandais. Elles sont également injustes car ma famille maternelle m’a au moins autant apporté que la paternelle, surtout Renée et Georges.

Dans les moments de désarroi ou de solitude, ou plus simplement de dèche financière, Renée et Georges sont mon dernier recours. Renée possède une teinturerie rue Quentin-Bauchart, dans l’angle des Champs-Élysées avec l’avenue George-V, Georges est ingénieur chimiste dans une usine de produits colorants à Saint-Denis, qui sera achetée par Ugine-Kuhlmann, elle-même achetée par Péchiney, ils sont moins amusants que d’autres membres de la famille, mais des appuis plus solides pour un adolescent. Lorsque je viendrai à Paris, élève à l’Ensae, je logerai dans leur chambre de bonne rue de Monceau.

Au chapitre précédent j’ai signalé que dans notre enfance poitevine Tante Renée assurait notre approvisionnement en ketchup, en ces temps reculés denrée rare et luxueuse fournie exclusivement par la maison Fauchon. Elle apportait autre chose dans ses bagages, le magazine Elle, qui me fascinait par l’exotisme qu’il affichait par comparaison avec les lectures familiales. J’étais particulièrement intéressé par le Courrier du cœur de Marcelle Ségal (1896-1998), qui comportait une rubrique Eux aussi nous écrivent. Je me souviens d’un épisode particulièrement poétique : un jeune homme demandait conseil pour savoir comment adresser la parole à une jeune fille qu’il apercevait chaque matin sur le quai du métro, et dont il était tombé éperdument amoureux. Voici la réponse : « Demandez à votre sœur (ou à votre cousine) de vous prêter une paire de gants (pas trop sales). Muni d’un de ces gants, vous aborderez cette adorable jeune fille en lui déclarant que vous aviez trouvé ce gant solitaire la veille dans le métro, et que vous supposiez qu’il lui appartenait. Ensuite, il faudra enchaîner la conversation convenablement. » Nul doute que ce poison idéologique, contraire à la lutte des classes et au réalisme socialiste, ingéré à doses modérées mais régulières pendant des années, contribuera à mon éloignement final de l’idéologie familiale. Il n’est pas inutile de signaler que pendant la guerre Marcelle Ségal s’était engagée dans la Résistance.

Mon père est très distant et peu attentif. Georges est pour moi un modèle paternel de substitution, mais je n’atteindrai jamais son niveau de compétence en toutes sortes de travaux manuels et agricoles. Il est toujours là quand j’ai besoin d’aide, par exemple lorsqu’au lendemain de la nuit des barricades du du 10 au 11 mai 1968, où j’ai inhalé des gaz lacrymogènes toxiques, il faut m’accompagner au centre anti-poison Fernand Widal en évitant que je me fasse cueillir par la police.