Le 21 février est la journée anticolonialiste et anti-impérialiste mondiale, assez oubliée de nos jours, instaurée en souvenir du premier Congrès panafricain de 1919, auquel assistèrent 57 délégués de différents pays. Dans ces années 1960 les souvenirs de la guerre d’Algérie et des indépendances africaines sont encore vifs. À Poitiers un comité anticolonialiste organise chaque année à cette date un meeting à la Maison du Peuple, occasion de bagarres avec les gens de la FNEF et d’Occident, partisans de l’Algérie française. Sous la présidence de l’UNEF, ce comité réunit la Fédération des Étudiants d’Afrique noire en France (FEANF), l’Association des Étudiants Antillais, les étudiants du PSU, l’Union des étudiants communistes (UEC), des étudiants protestants et catholiques. Nous posons notre candidature pour en être, mais ne sommes pas admis, l’UEC s’y oppose évidemment.
L’université de Poitiers accueille de nombreux étudiants d’Afrique noire, mais peu d’étudiants arabes. Néanmoins, Ezzedine Kalak, représentant et unique membre poitevin de la GUPS (General Union of Palestinian Students), entreprend, avec l’aide d’un camarade syrien, de faire connaître la situation et la lutte de son peuple. Il est accueilli au comité anticolonialiste, et le 21 février 1967 il prononce à la tribune de la Maison du Peuple un discours chaleureux, qui aura sans doute convaincu de nombreux auditeurs, ou au moins ébranlé les certitudes de beaucoup de ceux pour lesquels Israël était incontestablement et en toutes circonstances dans le camp du Bien.
Le restaurant universitaire de la rue Roche d’Argent, en centre ville, est un point nodal de la vie étudiante, malgré la création d’un campus à la périphérie, sur le terrain abandonné par ce qui avait été une des principales bases américaines d’Europe, le camp de Chalons. C’est dans le hall de la rue Roche d’Argent, ou par beau temps dans la cour qui le sépare de la rue, que se donnent les rendez-vous aussi bien sentimentaux qu’amicaux ou politiques, et sur le trottoir devant l’entrée que se distribuent les tracts de toutes tendances. La cité universitaire attenante est réservée aux jeunes filles, Élisa y a sa chambre un temps. La revendication de mixité des cités universitaires sera une étincelle du déclenchement de Mai 68.
Au mois de juin 1967 l’effervescence redouble rue Roche d’Argent : le 5 juin éclate la Guerre des Six Jours. Les anticolonialistes, et j’en suis, soutiennent l’Égypte, surtout en pensant aux Palestiniens, dont beaucoup apprennent l’existence à cette occasion. Rétrospectivement, la décision de Nasser de fermer le détroit de Tiran était un casus belli imparable, d’autant plus irréfléchi qu’une grande partie de l’armée égyptienne guerroyait (sans grand succès) au Yémen. Son mépris des Juifs lui laissait espérer la victoire, il a subi une défaite écrasante. Et avec le recul Nasser apparaît sous les traits d’un dictateur du Tiers-monde comme les autres, mégalomane à slogans. Mais à l’époque il personnifiait les peuples colonisés en voie d’émancipation, cependant qu’Israël avait été partie prenante de l’agression anglo-française contre l’Égypte en 1956, pour défendre des intérêts coloniaux injustifiables. J’ai découvert depuis qu’en 1956 non plus Nasser n’avait pas été un agneau innocent, puisque la nationalisation — d’ailleurs parfaitement justifiée — du Canal de Suez, qui rendait effectivement au peuple égyptien une dignité bafouée par les Britanniques, faisait oublier qu’il avait saisi l’occasion pour spolier et finalement condamner à l’exil la quasi-totalité des Juifs égyptiens qui vivaient là depuis toujours. Mais en 1956 comme en 1967 l’injustice mondiale la plus criante était l’oppression coloniale, et je crains d’ailleurs qu’il n’en soit toujours de même.