Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Sedan
Article mis en ligne le 25 octobre 2022
dernière modification le 31 octobre 2022

par Laurent Bloch

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Fidèle aux commandements léninistes, je n’ai pas cherché, à l’approche du service militaire, à me faire réformer : j’obéis au mot d’ordre de se mêler aux soldats pour les inciter, le moment venu, « à retourner leurs armes contre leurs officiers ». En vue de l’échéance cette perspective m’enthousiasme de moins en moins, et tout compte fait je constitue un dossier pour partir en coopération. Mon dossier est accepté, un poste d’analyste-programmeur m’est promis au centre de calcul de l’Union douanière des États d’Afrique centrale, à Brazzaville, j’effectue un stage de préparation (très instructif) sur le campus d’Orléans-La Source.

Mais l’État régalien veille, les Renseignements généraux transmettent mon dossier aux services compétents du Premier Ministre, et Monsieur Chaban-Delmas, dans sa grande sagesse, décide que dans mon cas une incorporation à Sedan comme chasseur de seconde classe dans un emploi de cavalier porté serait plus pédagogique qu’un séjour sous les tropiques, de surcroît dans un pays dont j’ai vilipendé le président, Monsieur Alphonse Massamba-Débat, dans un article d’une pleine page de l’Humanité Nouvelle consacré à la domination néo-coloniale de son pays par la France.

Monsieur Chaban-Delmas a parfaitement raison, et je lui serai éternellement reconnaissant de sa sage décision. Cette année (1971) de service militaire (agrémentée de quelques jours de supplément) a été sans doute la plus désagréable de ma vie à ce jour (juste avant la taupe), mais aussi une des plus instructives, parce que c’est ainsi que vont commencer à s’évaporer les idées stupides que je nourris à l’époque. Pendant un an je partage la vie du peuple réel, mes vingt-six camarades de chambrée dont la plupart ont à peine le niveau du certificat d’études primaires, je peux constater qu’ils sont beaucoup plus sympathiques mais beaucoup moins révolutionnaires que ce qu’en ont dit Lénine et Mao Zedong.

Je suis navré de constater que si j’ai conservé la mémoire des noms des officiers et sous-officiers dont j’ai de mauvais souvenirs, j’ai oublié ceux des officiers et sous-officiers pour qui j’avais de l’estime. Les 45 ans écoulés depuis ne sont pas une excuse suffisante. Je pense notamment au maréchal des logis chef qui commande notre peloton, un fils de paysans ardennais : tout le monde le respecte, il a à peine besoin de donner des ordres, on sait que la façon dont il nous fait agir est la meilleure possible, même si c’est désagréable, comme bivouaquer sous la neige, faire des dizaines de kilomètres à pied en portant mitrailleuse ou radio sous la pluie, ou encore une marche à la boussole de nuit en pleine forêt. Il n’y a pas moyen d’y couper, et on sait que le chef nous mènera à bon port le mieux possible. Il ne punit jamais personne parce qu’aucun d’entre nous ne songerait à faire quelque-chose qui l’y contraindrait. N’est-ce pas le but à atteindre, parce qu’au bout du compte il s’agit quand même d’être prêt à sacrifier sa vie, n’est-ce pas ? Et ce n’est pas le genre de but qui s’obtient par une discussion paisible avec des arguments rationnels, « alors voilà, à droite vous avez le champ de mines, à gauche les nids de mitrailleuses, c’est comme vous le sentez... ».

Le douzième régiment de chasseurs appartient à l’ABC (Arme blindée cavalerie), il est équipé de l’Engin blindé de reconnaissance (EBR) son « cheval d’acier », mais je suis trop grand pour embarquer à bord, je serai donc cavalier porté. Si vous avez vu des films de guerre avec bataille de chars, les cavaliers portés sont les benêts qui courent à pied avec leur fusil entre les chars. Inutile de dire que leur espérance de vie est médiocre. Une partie de l’entraînement consiste à sauter en marche du véhicule de transport avec tout le barda, et à y remonter idem. Depuis je sais très bien descendre du métro en marche (enfin, de moins en moins).

L’EBR possède une tourelle dotée d’un canon, où logent le chef de char et le tireur, et deux postes de pilotage, un dans chaque sens, pour pouvoir repartir dans la direction opposée en cas de besoin (c’est cela la reconnaissance). Les postes de pilotage sont assez éloignés de la tourelle, en principe le chef de char communique avec les pilotes au moyen d’un interphone, mais comme cela ne fonctionne pas très bien, un sous-officier a inventé « l’interphone à bourriques » : avec une longue badine il tape sur le casque du pilote concerné, à droite ou à gauche selon la direction à prendre, au sommet pour s’arrêter, etc.

Le plan d’ensemble de ma rééducation est judicieux, mais je ne puis m’empêcher de relever quelques incohérences dans son exécution. Ainsi je suis astreint à un entraînement régulier au tir au fusil MAS 49/56, ce qui est la règle pour tous, mais aussi au tir au pistolet, au fusil à longue portée FR-F1, au lance-roquettes anti-char, à la grenade à charge creuse anti-char, à l’embuscade contre une colonne de blindés (c’est la cavalerie !), et, couronnement du tout, un stage d’un mois à la Courtine consacré aux explosifs, à faire sauter des ponts, à cisailler des aiguillages : est-ce bien opportun d’enseigner tout cela à un individu soupçonné d’ourdir des actions subversives et dangereuses ? Pendant ces manœuvres à la Courtine notre chef est en stage ailleurs, et nous sommes commandés par deux lieutenants, un pour les activités en général, un pour le stage d’explosifs, eux aussi parfaitement estimables et dignes de confiance.

Une mention pour l’officier d’ordinaire du régiment, un lieutenant (d’après son âge sûrement un ancien sous-officier promu par la filière d’officier-mécanicien) convaincu que la capacité combative de l’Armée française repose sur la qualité de la nourriture du combattant, et il ne néglige rien pour l’assurer. Par exemple il passe des accords avec les éleveurs de porcs de la région pour leur livrer les reliefs alimentaires du régiment, en contrepartie de tarifs imbattables sur la viande de porc. C’est très bien quand on va manger, parce que c’est bon (mais interdiction de ne pas manger ce dont on s’est servi jusqu’à la dernière bouchée sous peine de punition). C’est moins bien quand on est de corvée de cuisine, qui commence à cinq heures du matin pour se terminer à dix heures du soir, et où notre travail est surveillé de près. J’ai pu trier trois mètres cubes de salade dans la matinée, en étant prévenu des exigences : un point brun sur une feuille de salade, quatre tours de consigne. Idem pour les pommes de terre, une tonne et demie épluchée dans la matinée, avec l’aide d’une machine, mais quand même.

Je ne saurais clore cet épisode militaire sans évoquer le racisme : les réflexions racistes (généralement anti-arabes) jaillissent au rythme d’une par minute, généralement (mais pas uniquement) de la bouche de sous-officiers et de petits gradés. Comme la masse a tendance à suivre l’exemple qui vient d’en haut, cette pratique se répand dans notre chambrée, et comme nous y sommes vingt-sept ce bruit de fond est insupportable : un jour je déclare que je ne le tolérerai plus. Je suis le plus âgé, un des rares à avoir fait des études, d’un milieu social différent, je découvre ainsi que cela peut me donner de l’autorité, ma prescription est suivie avec exactitude et transmise automatiquement aux nouvelles recrues qui arrivent tous les deux mois : plus de réflexions racistes dans la chambre.

Le service militaire est, pour quelqu’un comme moi qui n’ai jamais travaillé ni en usine ni aux champs, une expérience unique de privation de liberté : se faire apostropher par quelqu’un de votre âge qui vous tutoie et que vous devez vouvoyer, devoir obéir sans explication, ne pas pouvoir se déplacer à son gré, c’est assez insupportable, même si on s’y habitue.

L’enfermement suscite le désir d’évasion, une fois terminés les deux mois de classes le service militaire est un long temps de désœuvrement, surtout les trois semaines d’arrêts de rigueur que je passe au trou à la suite d’un accident de la route dont je suis responsable (le bras d’un de mes camarades cassé, un véhicule et des poteaux électriques et télégraphiques détruits) : pendant cette période d’oisiveté forcée, dans le bouillonnement de libération tous azimuts d’après-Mai, je lis passionnément Jack Kerouac, William Burroughs, Hubert Selby Jr (Last Exit to Brooklyn), j’attends avec impatience chaque nouveau numéro d’Actuel, la revue lancée par Jean-François Bizot pour explorer toutes les allées des contre-cultures et pour saper les idéologies autoritaires de gauche. Mes camarades de cellule, un proxénète corse et un fils de harki, déclenchent une bagarre toutes les dix minutes : je réussis, par le seul effet de mon verbe, à les astreindre au calme pour me laisser lire tranquillement. À la sortie du trou, les gendarmes attendent mon camarade corse pour le présenter à quelque juridiction civile, quant au fils de harki, une véritable armoire à glace, il me promet de réduire en chair à pâté quiconque viendrait m’embêter. Je n’ai pas besoin de faire appel à lui, mon séjour au trou a fait de moi une vedette du régiment.

Les arrêts de rigueur, c’est vingt-trois heures par jour dans une cellule d’une dizaine de mètres carrés partagée avec deux co-détenus, et une heure de « promenade » dans une cour à peu près de la même surface, dont l’ouverture vers le ciel est quadrillée de barbelés pour décourager toute tentative de fuite. On est privé de ceinture, de lacets aux chaussures. Au milieu de la cellule, un trou surmonté d’un robinet sert à la fois de lavabo et de latrines, au vu de tous : finalement on s’y habitue, ce qui montre les remarquables facultés d’adaptation de l’espèce humaine.

L’adjudant-chef qui commande la prison régimentaire, surnommé « Béru », déteste le capitaine commandant de mon escadron, alors il m’a plutôt à la bonne, et un jour, au mépris de tous les règlements et pour me faire une fleur, il me fait sortir de la cellule et, dans sa jeep de service, m’emmène à son domicile pour me confier l’entretien de son jardin. Je n’ai malheureusement aucun talent pour cette activité, et Béru, assez déçu par mes travaux, ne renouvellera pas l’expérience.

L’évasion passe aussi par la musique cette année-là, surtout le jazz, et spécialement le Free Jazz, Archie Shepp, Cecil Taylor, Ornette Coleman... Pendant une permission à Paris, avec un camarade, nous allons au Chat qui pêche, rue de la Huchette, écouter Sunny Murray, en trio, encore une expérience esthétique mémorable, je crois ne jamais avoir entendu de musique aussi déchaînée depuis Sun Ra l’été précédent, les cinquante mètres carrés de la cave où nous sommes entassés vibrent comme s’il y avait un tremblement de terre, nous sortons en flageolant vers trois heures du matin.

Au jour de ma libération, si j’ai encore quelques velléités de remplacement du capitalisme par un système plus ou moins autogéré, l’idée de le faire par la révolution les armes à la main m’a totalement abandonné.