Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Militantisme
Article mis en ligne le 24 octobre 2022
dernière modification le 31 octobre 2022

par Laurent Bloch

Chapitre précédent

À la fin de l’année scolaire 1965-1966 nous commençons à militer ; cela va s’intensifier à partir de la rentrée 1966. Expéditions nocturnes de collage d’affiches, badigeonnage de slogans muraux dont certains ont subsisté pendant des décennies, distribution de tracts au restaurant universitaire, édition d’un petit bulletin, Le Soleil rouge. Nous sommes rejoints par une troisième militante, Élisa, en hypokhâgne avec Alain. Nous créons au lycée une section de l’UNEF avec quelques khâgneux et quelques taupins, nous n’avons de contacts ni avec les Agros ni avec les Cyrards.

La nuit nous « militons », activité abrutissante dont le but réel est de priver de tout esprit critique, en fait de toute pensée, ceux qui s’y adonnent [1]. Il est évident que cela ne déclenche aucun ralliement des « masses laborieuses et intellectuelles ». Des étudiants viennent vers nous avec sympathie, mais ils sont tenus à distance par notre langue de bois et par nos slogans sommaires, orthogonaux à toute réalité.

Le jour je tente péniblement de suivre le rythme forcené de l’hypotaupe, dont finalement la logique n’est pas très différente de celle du militantisme, une entreprise de décérébration. Par miracle, par favoritisme ou par malchance, je suis quand même admis en taupe.

Il me faut être clair, ce n’est pas le militantisme qui m’a privé de réussir un concours prestigieux : je n’étais pas mauvais en math, mais je n’étais pas non plus très bon. Les écoles de premier rang n’étaient pas à ma portée. Dès les premiers mois d’hypotaupe j’ai vu des condisciples très bons en maths, et j’ai su que ce n’était pas mon cas. C’est un peu mystérieux, mais c’est ainsi, comme pour le piano ou le ski, travailler permet d’atteindre un niveau correct, mais pour aller au delà il faut être doué.

À la rentrée 1966 Alain, qui a sans doute compris que cette agitation ne menait nulle part, se met en « congé politique ». Sans doute veut-il devenir un véritable intellectuel, il en a les moyens, en termes de puissance de travail, d’étendue des connaissances, de capacité d’analyse. Il va donner un coup de collier en khâgne et sera admis à redoubler à Paris, au lycée Henri IV. C’est à ce moment qu’Élisa prendra le relais pour les collages d’affiches et les distribtions de tracts.

L’Assemblée générale des étudiants (AG, tenue par l’UNEF) occupe un bel hôtel particulier octroyé par la ville (aujourd’hui c’est le siège du tribunal administratif, usage bien moins légitime). Élisa est vice-présidente aux affaires culturelles. Au sous-sol, une taverne, dirigée par Monsieur Nicaud, où se nouent bien des idylles étudiantes. À l’étage des salles de réunion et le local technique, où je m’enferme le soir avec Élisa pour taper à la machine et ronéoter nos tracts et bulletins, en parfait détournement des moyens du syndicat. Cet entraînement dactylographique facilitera plus tard ma conversion à l’informatique.

Nous louons la Maison du Peuple, une salle syndicale en centre ville, pour organiser un meeting « de soutien à la lutte du peuple vietnamien ». Nous méprisons le slogan du Parti communiste français (PCF) « paix au Vietnam », d’un « pacifisme bêlant » qui ne distingue pas entre l’agresseur et le peuple qui se défend, et qui fait écho au « paix en Algérie » qui se gardait bien d’évoquer l’idée d’indépendance.

L’annonce de ce meeting suscite des réactions assez virulentes de l’Union des étudiants communistes (UEC) et de la Fédération nationale des étudiants de France (FNEF), rivale de l’UNEF, contrôlée localement par le mouvement d’extrême droite Occident. Il s’ensuit une nuit d’émeute à Poitiers et le commissaire de police ferme la salle.

Dans le chapitre intitulé Les figures de l’engourdissement, section La radicalité de posture académique, Rosanvallon raconte la rupture de Jacques Rancière avec Louis Althusser. Je pense au retrait d’Alain du militantisme. En bref, selon Rancière, Althusser pensait que la compréhension des ressorts de l’oppression était hors de portée des masses dominées, et accessible seulement aux intellectuels, et encore, seulement aux « grands » intellectuels, c’est-à-dire Althusser et ses élèves normaliens, futurs fondateurs de l’UJCML, puis de la Gauche prolétarienne. Les « petits » intellectuels resteraient cantonnés au militantisme abrutissant, sorte d’abêtissement pascalien. Sans doute Alain a-t-il entendu ce message et aspiré au statut de « grand » intellectuel, en entrant à Normale ; son échec est douloureux, d’autant plus qu’il a sûrement compris que c’est, pour une grande part, son origine sociale et provinciale qui lui a fermé la porte.

Jacques Rancière a consacré des années de travail à chercher et à publier de véritables intellectuels nés et actifs dans les couches populaires, surtout au XIXe siècle, capables de penser l’oppression de classe, mais presque toujours inaudibles du côté des intellectuels patentés, confrérie à laquelle ils n’accédaient jamais.

Après son échec au concours, Alain revient quelques années à Poitiers, où il anime l’ultra-gauche locale tout en obtenant une maîtrise d’histoire, puis il va s’installer dans l’arrière-pays niçois et travailler en usine à Cannes, une dizaine d’années. Ce travail lui démolit la colonne vertébrale, il est licencié pour incapacité professionnelle, ce qui lui donne droit à un an de formation professionnelle. Sur mes conseils il s’inscrit à l’AFPA (Association pour la formation professionnelle des adultes) de Marseille pour une formation à l’informatique de gestion, d’excellent niveau, avec de bons cours de programmation Cobol et de bases de données. Cette formation sera d’ailleurs bien sûr supprimée et remplacée par des cours à base de bavardages sans véritable contenu technique, mais Alain l’a suivie au bon moment, il devient un véritable analyste-programmeur de bon niveau. Il trouve un emploi dans la banque, très bien payé ; avec sa compagne, rencontrée par mon intermédiaire, ils louent un splendide appartement rue de Rome, ils ont un fils. Mais il ne supporte pas le climat social des grandes banques, sa nostalgie ouvrière le poursuit, ses relations avec son employeur (et avec sa compagne) se dégradent, il est licencié, il achète une ferme en ruine au sud de Poitiers, la restaure et s’y installe. Il meurt d’une crise cardiaque en 1999. Je ne puis m’empêcher de penser que les contradictions sociales de son être ont ruiné la vie de cet ami qui avait tout pour devenir un intellectuel brillant.