Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Colette et Michel
Article mis en ligne le 23 octobre 2022
dernière modification le 31 octobre 2022

par Laurent Bloch

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À la fin des années 1930, après une licence d’histoire et de géographie, mon père passe le concours de professeur de l’enseignement technique et il est nommé à l’école professionnelle de la coutellerie à Thiers. Le Parti communiste est interdit le 26 août 1939 par le gouvernement Daladier, en réaction à la signature du pacte germano-soviétique. Mon père y adhère le lendemain, il milite à Clermont-Ferrand où il rencontre ma mère, Colette Sellier, étudiante en mathématiques. Ma mère a obtenu une bourse de licence, valable pour une université de province, après avoir été bi-admissible à l’École normale supérieure de Sèvres, elle a choisi de rejoindre Clermont où s’est repliée la prestigieuse faculté de mathématiques de Strasbourg.

Mon père est révoqué en décembre 1940 en vertu du Statut des Juifs, arrêté le 9 janvier 1941 pour propagande communiste, emprisonné à Nontron jusqu’à sa libération par la Résistance le 10 juin 1944. Il s’engage alors dans les FTP, avec qui il restera jusqu’à la libération de Limoges. Après la Libération il est directeur de cabinet du ministre communiste François Billoux, jusqu’à la sortie des communistes des ministères. Il épouse ma mère en 1945, je nais en 1947. Mon grand-père vient de mourir.

Ma mère, qui n’est pas juive, est cependant emprisonnée deux ans pour propagande communiste. Relâchée, elle s’engage dans la Résistance, à nouveau arrêtée le 4 mai 1944, emprisonnée à Fresnes, elle échappe miraculeusement à la déportation le 15 août : la Croix rouge avait obtenu de soustraire aux convois pour l’Allemagne les femmes enceintes ou tuberculeuses, elle avait attrapé le bacille de Koch en prison. Il n’y a eu aucun survivant de ce convoi, le dernier, parti de Pantin (cf. les rectifications et précisions historiques de Michel Louis Lévy en bas de cette page).

Après la sortie des communistes des ministères, mon père reprend son métier de professeur, au collège technique Dorian, près de la place de la Nation ; il a bien sûr été réintégré dans la fonction publique, mais il lui faudra un procès pour que ses années de révocation et de prison soient comptées dans son ancienneté. Le Parti lui assigne une nouvelle mission : conseiller municipal à Aubervilliers, où nous emménageons et vivons deux ans, jusqu’à ce que ma première sœur attrape la coqueluche. Le médecin annonce qu’elle ne survivra pas si elle continue à vivre dans l’atmosphère très polluée de cette banlieue alors très industrielle. Mon père demande au Parti l’autorisation de se retirer sur les terres familiales, autorisation qui lui est accordée, et c’est ainsi que nous emménageons à la Mérigote, à Poitiers.

En ce temps ma mère ne travaille pas à l’extérieur, elle est entièrement absorbée par ses deux et bientôt trois enfants et le soin de cette immense baraque dépourvue du confort le plus élémentaire. À la Libération, dans cette maison, il n’y a ni eau courante, ni salle de bains, sans même rêver du téléphone ou du chauffage central. Tant que nous sommes petits ma mère a une femme de ménage à demeure, Jeanine, dont je soupçonne que la rémunération est assurée par sa sœur aînée, Renée, plus prospère et sans enfants (c’est la chambre de bonne de son appartement rue de Monceau que j’occuperai lors de mes études à Paris).

Ma mère utilise ses moments de répit entre les tâches ménagères pour traduire un roman allemand de l’Est, Wo Deutschland lag de Harald Hauser, qui ne trouvera jamais d’éditeur. De toute façon, pour mes parents, l’important est la préparation de l’établissement d’un régime socialiste en France, même si cette perspective s’estompe assez rapidement.

Finalement, vers la fin des années 1950, elle reprend ses études de mathématiques à l’université de Poitiers pour terminer sa licence interrompue par la prison ; André Lentin, mari de son amie Laurence Cohen, l’aide à se mettre à jour de l’algèbre moderne, elle se passionne pour le calcul des probabilités, alors assez confidentiel en France et enseigné à Poitiers par Marcel-Paul Schützenberger, qui l’encourage et finalement la recrute comme assistante. Ma mère consacrera désormais sa vie professionnelle aux probabilités et aux statistiques, elle sera ensuite l’assistante de Pierre Thionet et de Jean-Pierre Caubet. Elle traduit en français, à partir de l’édition allemande, le Calcul des probabilités du mathématicien hongrois Alfréd Rényi, qui viendra passer quelques jours avec son épouse à la Mérigote à la fin des années 1960. Je crois que son travail procurait à ma mère beaucoup de satisfactions et lui a permis d’échapper à un état plus ou moins dépressif.

Une dernière anecdote : pendant la guerre la communauté française de Moscou était très réduite, mes grands-parents et la famille de Maurice Thorez se voyaient beaucoup et ils sont restés amis plus tard. Lorsqu’il passait à proximité de Poitiers, Maurice Thorez faisait un crochet par la Mérigote. Un jour, j’étais en troisième, il y est venu, il a dîné avec nous, son chauffeur et son garde du corps, et ils ont passé la nuit à la maison. Le lendemain matin, en allant prendre mon vélo pour aller au lycée, j’ai eu la satisfaction de voir, cachés dans les buissons, les nigauds de l’Union des Étudiants communistes, qui avaient monté la garde toute la nuit dans le froid, en cas d’attaque de « nervis fascistes » ; le communisme familial commençait sérieusement à me taper sur les nerfs. Incidemment, en lisant l’autobiographie de Paul Thorez, le fils de Maurice, j’y ai trouvé beaucoup de points communs avec ma propre histoire, malgré les grandes différences entre nos origines familiales respectives. Ainsi, il était tellement bien adapté aux exigences de l’enseignement primaire et secondaire qu’il a finalement échoué en classes préparatoires, ce qui m’est également arrivé pour des raisons analogues.

Mes parents ont noté leurs souvenirs de la période de la guerre, ma mère les a tapés sur son Macintosh, ils ont été publiés par Aléas Éditeur à Lyon, je les ai mis en ligne sur mon site, ici et , ils mentionnent de nombreux détails supplémentaires.

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