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Sous « un épais manteau blanc de neige immaculée » :

La vie après, un livre de Virginie Linhart

vendredi 15 juin 2012, par Laurent Bloch

Les enquêtes menées par Virginie Linhart pour comprendre sa famille sont décidément passionnantes pour tous ses lecteurs : il y a quatre ans, partie pour retracer les aventures maoïstes de son père Robert Linhart et de ses camarades, elle avait écrit un remarquable livre d’entretiens avec les enfants d’iceux. Cette année, désireuse de tirer au clair l’amour de son grand-père Jacques pour la Suisse, « le pays le plus formidable au monde » à ses yeux, et l’agacement que lui procurait, à elle, ce tropisme helvétique, elle a cherché à rencontrer, plusieurs années après la mort de ses grands-parents, d’autres juifs survivants, qui avaient échappé à l’enfer des camps, ou qui en étaient revenus. Elle les a questionnés, non pas sur la période de la guerre et du camp, mais sur leur vie après, les difficultés du retour à une vie qui, en fait, ne pourra jamais plus être normale. Et à la fin de cette remarquable investigation, elle comprendra, et nous avec elle, « ce qui plaisait tant à [son] grand-père en Suisse ».

Jacques Linhart et son épouse Maryse étaient des juifs polonais, venus en France juste avant la guerre. À l’époque ils se prénommaient Jacob et Masza, prénoms que leurs petits-enfants ignoreront de longues années durant. Ils avaient échappé par miracle, dans des conditions très angoissantes et très pénibles. De la famille de Maryse il n’y eut pratiquement aucun survivant, les parents de Jacques furent tués sur le pas de la porte de leur maison, sa sœur et sa nièce ne sont jamais revenues. Ce qui leur permit d’échapper, ce fut pour une part que le nom Linhart ne soit pas trop typique, et que Jacques eût un physique peu caractéristique, blond aux yeux bleus. Ces souvenirs atroces, le sentiment de culpabilité éprouvé par tant de survivants (pourquoi moi ?), Jacques avait voulu les enterrer une bonne fois pour toutes, et il n’aurait pas toléré que ces événements soient évoqués en sa présence. Cinquante ans plus tard, il acceptera de raconter quelques souvenirs devant la caméra de sa petite-fille Virginie, mais ce récit laissera l’essentiel dans l’ombre (p. 151, p. 185).

Après la guerre, Jacques devint expert-comptable, bientôt assez prospère, ce qui lui permit de louer à l’année une résidence secondaire à Verbier, une station du Valais qui n’était à l’époque pas tout à fait aussi chic qu’aujourd’hui, mais qui avait surtout l’avantage d’appartenir à un pays qui était resté, en gros, à l’écart de la guerre. Une fois installés là, les Linhart s’employèrent à convaincre leurs amis, juifs polonais survivants comme eux, de venir louer dans le même quartier de Verbier, et ainsi ils reconstituèrent un petit shtetl, ainsi que l’on désignait les villages juifs de Pologne, le shtetl du quartier de la piscine à Verbier. Ainsi, prenant le thé avec leurs amis en parlant yiddish, il était possible d’oublier. Oui, la Suisse était pour eux un pays formidable.

Pour percer ce lourd rideau d’amnésie, « un épais manteau blanc de neige immaculée », longemps après la mort de ses grands-parents, Virginie Linhart entreprit donc de rencontrer des juifs survivants de la même génération, polonais pour la plupart, et de les interroger, non pas sur la période de la guerre, mais sur leur retour à la vie « normale ». Les récits de survivants sont en effet le plus souvent consacrés à période de l’horreur, mais curieusement muets sur ce qui a suivi, même si Primo Levi a écrit La Trêve, Imre Kertész Être sans destin, et si l’on trouve des témoignages dans Déportation et génocide d’Annette Wieviorka. Et il semble en effet encore plus difficile de parler de cela, du sentiment de vide de ceux qui souvent sont rentrés sans retrouver un seul des leurs, et qui ont vécu dans le climat de dénégation qui fut celui de la société française jusque dans les années 1980.

Le récit de Marceline Loridan est particulièrement riche, et le lecteur en reste confondu : ainsi, elle raconte que les déportés politiques, prisonniers de guerre et du STO ont été rapatriés par les soins des autorités françaises dans des trains de wagons normaux, mais que les juifs ont été transportés dans les mêmes wagons à bestiaux que lors de leur déportation, mais quand même moins serrés et avec de la paille sur le sol, et qu’ils étaient attendus à la gare de l’Est par les mêmes autobus qui les avaient amenés à Drancy (p. 105).

Il y a aussi Sarah Montard (p. 167), qui, après la guerre, épouse un garçon d’une famille catholique pratiquante et engagée à l’Action française. Le jeune couple habite chez les beaux-parents, la belle-mère entreprend de convertir Sarah et ses enfants. C’est sa fille qui se révoltera, en refusant d’aller à la messe « parce que ça fait pleurer maman ». Ils finiront par déménager, mais chaque soir Sarah sera étonnée de voir son mari rentrer à la maison, persuadée qu’il préférera rentrer chez sa mère.

Je ne saurais résumer ici ces témoignages émouvants, mais aussi par moments drôles, gais, ainsi le banquet annuel des rescapés au Lutétia, où l’auteur est invitée par Marceline Loridan avec Ginette Kolinka (p. 193). Achetez le livre, vous verrez.

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