Si vous êtes désemparé(e) par la complexité de la situation politique et militaire au Moyen-Orient, et si vous pensez que les questions qu’elle soulève sont pourtant suffisamment importantes pour qu’il faille s’en préoccuper, ce livre est pour vous : il est rare de trouver autant de choses compliquées expliquées si clairement en si peu de pages (102), autant d’idées convenues mais fausses réfutées, avec autant de profondeur historique. Pierre-Jean Luizard a accompli là un travail de premier ordre, établi sur une documentation puisée à des sources rédigées dans toutes les langues des pays concernés et accumulée pendant des années.
Réalisme de l’État islamique, échec d’Al-Qaïda, aveuglement occidental
Si l’État islamique a connu un succès foudroyant là où Al-Qaïda était en train d’échouer, c’est que son projet politique est plus clair et plus réaliste et son analyse de la situation politique plus fine. L’État islamique a notamment très bien compris et exploité la complexité religieuse de la région, et très bien identifié les meilleurs moyens de provoquer les pays occidentaux, avec un total succès. Pour nous éviter de foncer tête baissée dans tous les panneaux auxquels se sont laissé prendre les États-Unis, la France et leurs alliés, embarqués dans une aventure militaire dépourvue de toute vision politique, et donc vouée à l’échec à moyen ou long terme, il faut comprendre d’où viennent les facteurs du conflit et pour cela remonter dans le temps historique du Moyen-Orient, de ses obédiences religieuses, ainsi que dans celui de l’essor et de la décadence de l’Empire Ottoman et de son dépeçage par la Grande-Bretagne et la France après la guerre de 1914-1918. C’est ce que nous propose Pierre-Jean Luizard dans son livre.
Actualité d’Ibn Khaldoun
Il est significatif qu’aujourd’hui les meilleurs chercheurs du domaine se réfèrent souvent à la théorie politique d’Ibn Khaldoun (1332-1406), qui analysait les phénomènes politiques du monde qu’il connaissait selon l’axe des relations entre populations de nomades bédouins, rétifs à toute forme étatique mais maîtres de l’art de la guerre, et populations sédentaires paysannes, encadrées par des organisations politiques hiérarchiques capables de leur faire payer des impôts utiles à la création des villes et des États. La dialectique de ces relations menait au paradoxe apparent, mais souvent vérifié, que les États étaient finalement créés par les nomades bédouins qui avaient asservi les masses rurales sédentaires (que l’on me pardonne ce raccourci abusif). Ibn Khaldoun a aussi formulé la notion d’`asabiyya pour désigner la « cohésion sociale » au fondement des solidarités communautaires ou locales qui lient les gens en l’absence d’institution étatique appropriée. Les chercheurs contemporains reprennent cette notion, en soulignant que l’urbanisation, loin de périmer l’existence des tribus, l’a maintenue en modifiant leur rôle, ce qui explique que l’on en parle toujours, et que ce n’est pas du tout une survivance d’un passé lointain.
Contradictions irakiennes
Pierre-Jean Luizard recourt à ces idées pour décrire les situations (assez différentes) sur le plan politico-religieux de l’Irak (pp. 45-49 selon la pagination de l’édition électronique) et de la Syrie (pp. 54-60). Il nous apprend ainsi que les habitants du sud de l’Irak actuel sont en majorité des Arabes venus de la péninsule arabique, progressivement sédentarisés dans le bassin des deux fleuves et plus ou moins opprimés par les tribus bédouines qui dominaient politiquement la région. Après 1918 et la création d’un État irakien formellement indépendant mais sous domination britannique, la privatisation de la propriété de la terre (commencée sous les Ottomans) a placé les paysans dans une situation de servage. Dans ces contextes successifs, « du fait de son message, de ses pratiques et de ses rituels, le chiisme est particulièrement apte à séduire les populations opprimées ou en situation d’infériorité, dans la mesure où il met en avant le devoir qui incombe à chaque croyant de se révolter contre l’injustice, contre la tyrannie et contre les pouvoirs illégitimes... La masse des paysans sans terre découvre dans le chiisme un cadre adéquat pour exprimer sa souffrance et son humiliation... C’est ainsi que la majorité des chiites d’Irak sont d’anciens sunnites, parfois de conversion relativement récente (jusqu’aux années 1920). » (pp. 46-47).
La situation déplorable de la paysannerie chiite du sud entraîna un exode rural massif, et la constitution d’un prolétariat urbain chiite, base d’un parti communiste très puissant dans les années 1950-1960 jusqu’à la chute du général Kassem en 1963, après laquelle les communistes seront massacrés par le parti Baas au pouvoir [1].
Le triple jeu franco-britannique
Dès 1914 les gouvernements français et anglais incitent les Arabes à « se révolter contre le pouvoir ottoman et à se joindre aux armées alliées, notamment les troupes britanniques [essentiellement composées d’hommes de troupe indiens] qui ont débarqué dans le sud de l’Irak dès 1914 » (p. 31). Le Haut-commissaire britannique au Caire, McMahon, fait miroiter aux yeux du chérif Hussein de la Mecque l’espoir de la création d’un vaste royaume arabe qui engloberait l’Irak et la Syrie après la victoire, ce sera l’arrière-plan de l’aventure de Lawrence d’Arabie. Pendant ce temps un autre diplomate britannique, Sykes, organise avec le français Picot le partage de ce même territoire entre la France et la Grande-Bretagne... sans oublier la déclaration de Lord Balfour qui en promet un morceau à la Fédération sioniste pour y établir un « Foyer national juif ».
Dans cet exercice de tromperie et de trahison, les représentants de la France ont été aussi cyniques et dépourvus de scrupules que les Britanniques [2], mais moins habiles : ainsi dès 1925 les Britanniques mettront la main sur le vilayet turc de Mossoul, initialement voué à la domination française, où l’on venait de découvrir d’importants gisements de pétrole. Les Français seront chassés de la région en 1946 (non sans y avoir perpétré quelques massacres coloniaux et semé des germes de conflits qui ont jalonné depuis l’histoire du Liban et de la Syrie), cependant que les Britanniques maintiendront leur influence dans la région jusqu’à la fin du XXe siècle (mort du roi Hussein de Jordanie en 1999).
En regroupant dans un même État fictivement indépendant les vilayet ottomans de Mossoul (majoritairement peuplé de Kurdes), de Bagdad (à majorité arabe sunnite) et de Bassorah (à majorité arabe chiite), les Britanniques créaient une bombe à retardement, parce que rien n’était fait pour que ces trois groupes humains puissent décider librement de vivre harmonieusement ensemble. Les Arabes sunnites (à peu près 20 % de la population) conservaient le monopole du pouvoir, de l’armée et de la fonction publique, les paysans arabes chiites continuaient à être réduits à un quasi-servage et cherchaient la liberté par l’exode rural (les Chiites comptant pour plus de la moitié de la population), les Kurdes ont été pratiquement en état de guerre contre le gouvernement irakien pendant toute l’existence de cet État.
La catastrophe américaine
Si l’occupation franco-britannique avait sérieusement attisé les foyers de conflits qui existaient déjà dans la région, l’invasion américaine en 2003 va les rendre explosifs. En réorganisant l’État irakien sur la base d’une répartition confessionnelle des charges et des fonctions, un peu sur le modèle de ce qu’avaient concocté les Français au Liban avec les brillants résultats que l’on sait (15 ans de guerre civile, 80 000 morts pour une population de 4 millions d’habitants), les Américains créaient les conditions pour une partition du pays selon un découpage ethnique et confessionnel, avec des exactions voire des massacres de populations minoritaires dans chaque zone. De plus, en excluant les Sunnites pour les « punir » d’avoir contrôlé l’armée et l’administration sous Saddam, et en les soumettant à des autorités chiites largement corrompues et dont les milices se livrent à des exactions contre les populations civiles sunnites, ils fournissaient au futur État islamique les arguments de ses campagnes de recrutement, notamment pour enrôler les anciens officiers de l’armée de Saddam, bien formés, aguerris et mis à pied par la nouvelle administration.
On nous fait aujourd’hui miroiter la prise éventuelle de Tikrit (ville sunnite, berceau de la famille de Saddam Hussein) par l’armée irakienne (surtout constituée de milices chiites formées et encadrées par les Gardiens de la Révolution iraniens) comme une victoire de la démocratie sur la barbarie : en l’absence de tout projet politique acceptable par la population, il n’y a aucune chance pour que cette armée soit accueillie en libératrice, et au contraire la popularité de l’État islamique a toutes les chances d’en être accrue.
La peau de léopard syrienne
Pierre-Jean Luizard explique dans son livre que si la Syrie est comme l’Irak un pays d’une grande diversité religieuse [3] et ethnique, ces groupes humains n’occupent pas de territoires à peu près identifiables, mais sont étroitement mêlés dans tout le pays, à l’exception peut-être des Kurdes concentrés le long de la frontière turque. Une carte ethnico-religieuse de la Syrie ressemblerait à une peau de léopard.
Une autre différence : alors que dès la fin du XIXe siècle l’idée de nation à l’européenne avait acquis un embryon de légitimité parmi les intellectuels syriens, palestiniens et égyptiens engagés dans la renaissance culturelle et littéraire arabe, la Nahda (p. 39), rien de tel en Irak, où la création de l’État voulu par les Britanniques sera perçue par la population comme une étrangeté totale.
Les occupants français de la Syrie, forts de l’expérience de la précédente intervention militaire française dans la région en 1860 à l’occasion d’un conflit entre Druzes et Maronites dans le Mont Liban, assoient leur domination « en réprimant le mouvement national arabe et en s’appuyant sur les communautés minoritaires druze et alaouite, auxquelles [ils octroient] des formes d’autonomie dans le cadre de structures semi-étatiques... C’est là une autre différence avec l’Irak, puisque dès son origine, l’État irakien est conçu comme un projet pour la seule minorité arabe sunnite. L’État syrien mandataire, en revanche, est contesté dès le départ par toutes les communautés pour des raisons différentes et sa construction ne s’appuie pas sur l’hégémonie de l’une d’entre elles. » (p. 56).
Un livre à lire d’urgence
Il y a bien sûr beaucoup d’autres explications intéressantes dans ce livre « Le piège Daech » de Pierre-Jean Luizard. Si vous voulez comprendre pourquoi l’État islamique a connu un succès si rapide, et pourquoi l’intervention militaire « internationale » ne va rien régler au Moyen-Orient, je vous en conseille la lecture.