Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Un livre d’Edgar Morin, un dossier sur Daniel Bell
Souvenirs du communisme : le passé d’une illusion
Article mis en ligne le 23 septembre 2011
dernière modification le 16 février 2023

par Laurent Bloch

Daniel Bell et Mark Lilla

Le numéro automnal de la revue Commentaire (n° 135) consacre un dossier en hommage au sociologue américain Daniel Bell, disparu cette année, contributeur régulier à la revue, après avoir été un des animateurs du Congrès pour la liberté de la culture dans l’Europe des années 1950, un des fondateurs de la revue The Public Interest, professeur à Columbia, puis Harvard.

Son ancien étudiant Mark Lilla, aujourd’hui professeur d’Humanités à Columbia, écrit : « C’est un grand avantage dans la vie d’avoir vu la faillite de son dieu... Le dieu de Bell qui fit faillite était le socialisme marxiste. Le mien était Dieu. La première fois que j’ai rencontré Dan à Harvard en 1979, j’émergeais tout juste des brumes du fanatisme pentecôtiste, qui avait assombri mon adolescence. Je ne savais et n’avais rien lu d’autre que la Bible, que j’avais absorbée et non étudiée. » Lilla se décrit lui-même comme un goy du Midwest qui découvre avec Bell l’esprit juif new-yorkais, et sa passion de la conversation. Cette passion les a réunis pendant trente ans autour de thèmes tels que le marxisme, l’idéologie, la théologie et leurs relations mutuelles.

Quand Daniel Bell, à treize ans, annonça qu’il ne croyait plus en Dieu au rabbin qui le préparait à la bar mitzvah, celui-ci lui répliqua : « Tu crois que ça intéresse Dieu ? ». Le marxisme prit donc la place de Dieu, puis, vers la fin de la guerre, Bell l’enterra à son tour, après avoir écrit le premier jet d’un traité marxiste, ce qui l’avait amené à se demander : « De qui suis-je en train de me moquer ? ».

Continuons avec Mark Lilla : « Mais pourquoi tant de gens ont-ils, pendant si longtemps, autant investi dans Marx et les régimes meurtriers qu’il a inspirés ? Pourquoi la lutte des classes et la violence révolutionnaire les enchantaient-elles au lieu de les dégoûter ? Quel attrait présentait l’appartenance à une élite intellectuelle qui possédait une vérité cachée ? » Cette dernière phrase me semble une clé : la possession d’une vérité cachée, qui de surcroît procure une réponse à toutes les questions, quelle puissance de séduction !

Daniel Bell a consacré une étude, dont Lilla nous dit qu’elle est un de ses meilleurs écrits, à György Lukács, esprit puissant et cultivé s’il en fut, membre du cercle de disciples que Max Weber recevait régulièrement chez lui, saisi par l’idéologie communiste jusqu’à écrire « la terreur et le bain de sang sont un devoir moral », et à passer aux actes lors de la révolution hongroise de 1918. Et parmi les facteurs de la séduction que Lukács a toujours exercée sur les intellectuels marxistes ou marxisants, un des moindres n’était pas le mépris insondable qu’il avait pour eux.

Savoir pourquoi tant de gens intelligents, honnêtes et mus par la générosité et l’altruisme ont consacré leur vie, souvent jusqu’à la donner, à une doctrine dont l’essence s’est révélée être le mensonge, la terreur, la haine, le mépris et finalement le meurtre à grande échelle : voilà une question que le XXe siècle n’a pas fini de nous poser.

Prétendre éradiquer le mal donne le mal absolu

Alain Finkielkraut, dans une interview donnée à l’Express du 30 août 2004 en un temps où il n’avait pas encore sombré dans les délires identitaires que lui a inspirés l’émeute des banlieues de 2005, a avancé une thèse qui me semble explicative :

« Le progressisme, c’est l’idée que tout est politique, et qu’en effet on peut accéder à un monde meilleur par un bouleversement radical des institutions, par la révolution ou l’élimination des méchants. La phrase inaugurale du progressisme a été écrite par Jean-Jacques Rousseau : “Je hais la servitude comme la source de tous les maux du genre humain.” Le mal est donc une réalité politique ou économique, ce n’est plus un fait de nature. D’où cette mission inouïe assignée à la politique : en finir avec le mal. Nourrie de cette espérance, la gauche progressiste ne voulait pas voir les horreurs commises en son nom. Et quand elle les voyait et finissait par condamner le communisme soviétique, c’était pour reporter aussitôt son impatience messianique sur Cuba ou sur la Chine. La gauche antitotalitaire, à l’inverse, s’est inspirée de Soljenitsyne et des dissidents pour dénoncer non seulement l’écart entre l’idéal communiste et la réalité, mais aussi le danger d’un idéal d’éradication définitive du mal. »

Les religions séculières ne sont pas de vraies religions

Marcel Gauchet, dans un livre récent (À l’épreuve des totalitarismes), a formulé de façon particulièrement claire la distinction entre les vraies religions et les religions séculières totalitaires du XXe siècle. Une vraie religion propose éventuellement un paradis, mais dans l’au-delà, aux temps eschatologiques, ce qui évite d’avoir à trop en préciser les détails et les modalités d’accès, essentiellement mystérieuses et impénétrables, alors qu’une religion séculière le propose ici et demain, il suffit pour y arriver d’éliminer « les salauds » qui font obstacle. En outre, les religions séculières en question se sont donné comme objectif et comme moyen de créer un homme nouveau, ce qu’aucune religion véritable n’envisage ni n’a envisagé pour une raison évidente : c’est Dieu le démiurge. Cette promesse et cet espoir ont suscité le formidable pouvoir de séduction des totalitarismes, et par là même les charniers du Goulag et d’Auschwitz, auxquels il serait dérisoire d’essayer de comparer les bûchers de l’inquisition.

L’Autocritique d’Edgar Morin

Mais c’est sans doute Edgar Morin, dans son Autocritique (1970, réédité en 1991), qui le mieux a révélé les ressorts intimes de son adhésion au parti communiste ; le mécanisme de son exclusion fut plus banal.

Le jeune Edgar, dans les années d’avant-guerre (il était né en 1921), avait fréquenté tous les milieux de l’extrême-gauche non communiste, et comme il le dit lui-même (p. 7 de l’édition de 1991, préface), en 1941 « j’avais toutes les connaissances requises pour vomir le stalinisme ». Sans doute l’attaque hitlérienne contre l’URSS et « le désir adolescent de vouer [sa] vie à une grande cause » jouèrent-ils un rôle de déclencheur, mais il y eut d’autres facteurs, plus personnels, plus psychologiques. La culpabilité, la honte de rester inactif pendant que d’autres participaient à un combat que l’on imaginait cosmique, sentiments exploités par les militants déjà engagés avec la patience du chasseur qui sait que la proie finira par tomber dans le piège. L’idée, suffisamment rabâchée pour être crue, que rater le communisme, c’était rester sur le bas-côté de la route de l’histoire.

Une fois pris dans l’engrenage, le processus est pascalien : abêtis-toi, pratique, la foi viendra et croîtra. Participe à des exercices collectifs d’anathème : « les salauds », formule rituelle proférée à intervalles rapprochés, « in petto » ou à la cantonnade, pour désigner les Américains, les sociaux-démocrates, la dernière fournée des exclus du parti, Sartre et Camus, Mendès-France, au choix.

Cultiver la distinction entre « eux » et « nous » : la biographie que Laure Adler a consacrée à Marguerite Duras rapporte l’anecdote suivante ; Marguerite annonce à Robert Antelme, son mari, et Dyonis Mascolo, le père de son fils, avec lesquels elle vivait en communauté rue Saint-Benoît, et par ailleurs amis très proches d’Edgar Morin, son intention de vivre désormais avec un autre homme, peut-être Gérard Jarlot, journaliste à France-Dimanche. « Qu’est-ce que tu vas faire avec ce type qui n’est même pas au parti ? », lui répondent-ils en cœur. Le calendrier des exclusions du parti respectives des protagonistes de l’anecdote donne à penser qu’il s’agit d’une reconstruction « ex post », d’autant plus significative.

Quelles doses de culpabilité et d’auto-dépréciation ne fallait-il pas pour avaler ces potions !

En fait, pour ne pas être trop torturés, Edgar Morin et ses amis avaient élaboré une vulgate communiste parallèle, parfaitement hétérodoxe et confidentielle, qui leur permettait de maintenir un minimum de cohérence et de santé mentale entre la pensée rationnelle qu’ils étaient encore capables de mettre au travail et les dogmes abracadabrants, incohérents et palinodiques du parti.

Une telle duplicité de pensée ne pouvait échapper longtemps à un parti communiste français dont la principale acquisition intellectuelle était depuis longtemps empruntée à l’Église catholique : l’art de sonder les cœurs et les reins, et de confesser les âmes.

C’est Annie Besse (future Annie Kriegel) qui sera chargée de l’excommunication. Edgar Morin était accusé d’avoir conclu un pacte avec l’Intelligence Service par l’intermédiaire de son représentant en France, Claude Bourdet, pour écrire un article dans l’organe de ce service d’espionnage, l’Observateur (pour information, Claude Bourdet fut un grand résistant, militant anti-colonialiste et des droits de l’homme, tout à fait irréprochable). La scénographie de la cérémonie était réglée comme du papier à musique. En rentrant chez lui Edgar Morin éclata en sanglots : parce que c’est le revers de l’esprit de secte poussé à l’extrême, quand on en sort on se retrouve non seulement privé du salut, mais très seul.

De tous les récits de rescapés du communisme, celui de Morin est sans doute un des plus intéressants. Sa lecture n’est pas hors de saison : il ne faut pas croire que nous en ayons fini avec ce genre de phénomène.