Voici deux livres assez différents mais non dépourvus de parenté lus récemment : Satire & prophétie : les voix de Karl Kraus de Jacques Bouveresse, aux Éditions Agone, et Proust antijuif d’Alessandro Piperno, traduit par Fanchita Gonzalez Batlle aux Éditions Liana Levi.
Les auteurs
Jacques Bouveresse, professeur de philosophie au Collège de France, familier des textes germaniques, a déjà consacré plusieurs livres à des écrivains et penseurs autrichiens de la fin du XIXe et du début du XXe siècles, tels que Robert Musil, Karl Kraus, Ludwig Wittgenstein ou Moritz Schlick et le cercle de Vienne. Il vient de publier Peut-on ne pas croire ?, plaidoyer pour la raison qui a aujourd’hui besoin d’être défendue, même si souvent « on croit qu’on sait alors qu’en vérité on croit » ; il est possible de le situer dans la postérité de Ludwig Wittgenstein, avec toutes les réserves et les précautions qui s’imposent pour de telles classifications, toujours simplificatrices.
Alessandro Piperno enseigne à l’université de Tor Vergata à Rome la littérature française dont il s’est épris à la lecture de Marcel Proust, « écrivain qu’il idolâtre plus que tout autre, qu’il considère comme une sorte d’aboutissement de la culture occidentale ». La quatrième de couverture nous apprend qu’il est né en 1972 d’un père juif et d’une mère catholique, à l’inverse donc de Proust, ce qui n’est pas indifférent en l’espèce.
Bouveresse analyse les prises de position de Kraus à partir d’une exploration approfondie de ses textes comme de ceux de ses contemporains, et Piperno se livre à une lecture très fine de Proust : aussi ne saurais-je rendre compte ici de l’ensemble des thèmes abordés par ces deux livres, et me bornerai-je à en évoquer quelques points.
Karl Kraus et Marcel Proust, bien que personnages de styles franchement opposés, peuvent être rapprochés par quelques faits : ils sont contemporains, et leur vie comme leur œuvre témoignent d’une relation compliquée à la judéité.
Itinéraires de Karl Kraus
Karl Kraus (auquel est consacré un excellent article de Wikipédia) naît en 1874 dans une famille juive de ce qui est alors la Bohème dans l’empire austro-hongrois, cette monarchie impériale-royale, en allemand „kaiserlich-königlich“, d’où le nom dont l’affubla Robert Musil, „Kakanien“. En 1899 il coupera avec le judaïsme et se considérera comme sans confession. En 1911, sous l’influence de l’architecte Adolf Loos, il se convertira au catholicisme, qu’il abandonnera en 1923. On peut rapprocher cet itinéraire spirituel de celui d’Arnold Schönberg, auditeur assidu de ses lectures publiques, et dont il a soutenu avec constance les créations musicales révolutionnaires vilipendées par la critique viennoise [1] : Schönberg abandonne le judaïsme pour le protestantisme en 1898, et reviendra à un judaïsme guère orthodoxe en 1933.
De 1899 à sa mort en 1936 Kraus publiera un bulletin polémique et satirique, nommé en référence à La Lanterne de Rochefort „Die Fackel“, Le Flambeau, où il combattra sans relâche l’hypocrisie et le conformisme des faiseurs d’opinion. Si la formule « réactionnaire radical » que Charles Rosen applique à Schönberg lui irait assez bien, il n’hésite pas à soutenir des idées social-démocrates, voire bolchéviques, lorsque cela lui semble pertinent, par exemple lorsqu’il condamne en juillet 1927 la répression sanglante d’une révolte ouvrière par un préfet de police auquel s’allieront plus tard les sociaux-démocrates.
La corruption du langage révèle les horreurs du réel
En fait, comme le souligne Bouveresse, « le mérite principal de Kraus est [...] d’avoir compris beaucoup plus tôt que d’autres qu’on ne peut pas vouloir réformer une société en perdition si l’on ne s’attaque pas aussi aux dégâts et aux destructions qui sont en train d’être infligés à l’imagination, à la culture et au langage. » Sur ce point on peut le rapprocher de Victor Klemperer et de son analyse de La langue du troisième Reich, et on ne peut douter de leur actualité à tous les deux.
Bouveresse réfute de façon documentée et convaincante la thèse assez répandue selon laquelle Kraus n’aurait pas trouvé grand-chose à dire à propos du nazisme. Ce lieu commun repose en fait sur une lecture très rapide (c’est un euphémisme) de son essai de 1933, la Troisième nuit de Walpurgis, qui s’ouvre sur la phrase « Sur Hitler je n’ai rien à dire. » („Zu Hitler fällt mir nichts ein.“). Mais comme la diffusion d’une calomnie demande beaucoup moins d’efforts que sa réfutation, celle-ci donne à Bouveresse l’occasion d’une recension des écrits anti-nazis de Kraus, à commencer par les aphorismes prophétiques de 1915 qui mettaient en garde contre la militarisation de la société, pour continuer avec la critique des discours de Hitler dès 1923, jusqu’à son opposition désespérée à la perspective de l’Anschluß qui l’a mené à soutenir le chancelier Dolfuß.
« Haine de soi juive »
Parmi les accusations controuvées qui pèsent sur Karl Kraus il y a celle de « haine de soi juive ». En fait il a inauguré le concept, si l’on peut dire, sous la plume de Théodore Lessing, qui publie en 1930 le livre qui porte ce titre („Der jüdische Selbsthass“) et dont Kraus est une des cibles. Cette idée débile a depuis connu un grand succès, puisque son extension dans le passé a atteint jusqu’à l’évangéliste Jean, sinon les Septante traducteurs de la Bible en grec, tandis que vers les temps présents il suffit pour s’en voir affublé d’être juif et de manifester la moindre divergence de vue avec un politicien israélien, fût-il le plus brutal ou le plus corrompu (je laisse au lecteur le soin de trouver des noms pour ces deux catégories, ce qui ne devrait guère lui être difficile). Edgar Morin en a fait récemment la cruelle expérience, en étant condamné en première instance pour antisémitisme, jugement cassé en Cour de cassation, après s’être opposé publiquement, aux côtés de Danièle Sallenave et de Sami Naïr, à l’oppression des Palestiniens par Israël ; il en a tiré les leçons dans son livre Le Monde moderne et la question juive paru au Seuil.
Il convient de se pencher sur cette accusation de « haine de soi juive », dont nous verrons que Marcel Proust n’est pas non plus exempt, parce que, comme nous l’a appris Hannah Arendt [2], « si l’on veut détruire les préjugés, il faut toujours en premier lieu retrouver les jugements passés qu’ils recèlent en eux, c’est-à-dire en fait mettre en évidence leur teneur de vérité ». Pour Kraus, les faits qui ont servi de prétextes au préjugé sont évidemment son retrait du judaïsme, sa conversion, et les attaques virulentes qu’il portait contre la presse libérale de Vienne, dont les dirigeants et les journalistes étaient très souvent juifs, ainsi que contre certaines entreprises capitalistes, elles aussi souvent possédées par des Juifs. On citera également son amour pour Sidonie Nadherny von Borutin, une aristocrate dont on pense qu’il n’a pas pu l’épouser à cause de ses origines, ainsi que son échange de correspondance, de 1901 à 1904, avec Houston Stewart Chamberlain, dont les théories sur l’opposition entre les forces « germaniques » et « juives » devaient quelques années plus tard inspirer Adolf Hitler.
Cependant, face à cette collection de faits réels mais anecdotiques, on ne peut que se rallier à Bouveresse : coller à un auteur l’étiquette « haine de soi juive » permet trop facilement, ici comme ailleurs, de se dispenser d’une analyse effective des textes de l’auteur en question pour démontrer son antisémitisme. Dans le cas de Kraus l’accusation ne résiste pas à l’analyse : dès lors qu’à partir de 1920 l’antisémitisme populiste d’avant-guerre se radicalise pour devenir une véritable doctrine de l’appel au meurtre, avec les développements ultérieurs que l’on sait (voire dès 1922 l’assassinat de Walther Rathenau, ministre des affaires étrangères de la République de Weimar), Kraus adapte le vocabulaire de ses polémiques afin de distinguer le plus clairement possible ses attaques contre des personnages qui se trouvaient être juifs d’autres attaques qui les visaient parce que juifs. Je ne puis ici que renvoyer au livre de Bouveresse pour de plus amples explications.
Lutte contre l’ostracisme
Notons au passage un autre fait qui a pu contribuer à faire porter à Karl Kraus l’étiquette infamante mais imméritée de « haine de soi juive », plutôt après la guerre : il a dès l’abord été hostile au mouvement sioniste politique, dont il observait la naissance et le développement. Il le considérait comme un ralliement juif à l’antisémitisme, comme une réponse au slogan « Les Juifs dehors » par le slogan symétrique « Nous dehors ». Voilà encore de quoi se faire des amis (posthumes).
Dans l’appréciation que l’on peut faire des prises de position de Karl Kraus, il convient également de se garder de l’anachronisme : juger les positions d’il y a un siècle selon les critères d’aujourd’hui ne peut mener qu’à la confusion. Pour la génération de Félix Mendelsohn ou de Heinrich Heine, se convertir était simplement le seul moyen pour un Juif de pouvoir mener une vie normale en choisissant librement son métier. Pour la génération de Karl Kraus et de Marcel Proust, on n’en était plus tout à fait là, mais être juif, fût-ce par un seul de ses parents, était un obstacle insurmontable à la fréquentation de certains milieux, notamment l’aristocratie et la haute bourgeoisie. Un sociologue a étudié les barrières à l’entrée des grands corps sous la troisième république : ainsi, la Cour des comptes était très antisémite, aucun Juif n’a pu y pénétrer pendant toute cette période. Cette génération issue de la bourgeoisie juive, et qui aspirait à se détacher des sphères traditionnelles où vivaient ses parents, cherchait à composer avec la haute société, où l’antisémitisme n’était pas l’exception.
Proust, l’affaire Dreyfus, l’aristocratie
Marcel Proust est bien sûr, par son action mais plus encore par son œuvre, un représentant exemplaire des atermoiements de cette génération. Il a vécu l’affaire Dreyfus, en a été un des acteurs, et en a fait une analyse magistrale, que l’on peut voir comme la rédemption des aléas de son expérience. C’est à ces expériences qu’Alessandro Piperno consacre son essai, et aux contradictions bien connues qui les traversent : Marcel Proust fut un des premiers signataires de la pétition en faveur de la révision du procès, consécutive à la publication du J’accuse de Zola en janvier 1898, c’est lui qui obtint la signature d’Anatole France, cependant qu’il conservait ses amitiés parmi les anti-dreyfusards les plus virulents.
L’analyse de l’œuvre s’avère plus complexe : le personnage de Bloch a pu être interprété comme une caricature antisémite, tandis que Julia Kristeva, dont on peut regretter que Piperno passe sous silence Le Temps sensible, l’y réhabilite comme un des caractères les plus vivants et les plus humains de la Recherche, y compris avec ses défauts, où l’on peut parfois lire la forme en creux des humiliations subies. D’autres personnages de la Recherche ne sont pas avares de propos antisémites, dont le narrateur est l’auditeur peu contrariant, sans qu’il soit simple d’en inférer le point de vue de l’auteur. Le narrateur ne recule d’ailleurs pas lui-même devant des remarques ou des descriptions qui, prononcées aujourd’hui, ne laisseraient aucun doute quant à l’antisémitisme de celui qui les profère.
Délaissant la Recherche pour Jean Santeuil, moins complexe et plus explicite, Piperno soutient que le véritable héros du chapitre consacré à l’Affaire est le colonel Picquart, « aux yeux de Proust un antisémite viscéral qui par amour de la vérité défend un Juif contre des accusations infondées, et c’est là que réside l’essence de la vénération que lui voue le petit Jean. »
Nous n’irons pas plus loin dans les méandres de la Recherche, dont les ramifications infinies et l’ironie ont fourni matière à des études avec lesquelles je n’aurais la prétention de rivaliser : qu’il suffise de dire ici que la lecture qu’en fait Alessandro Piperno est pleine de subtilité et d’empathie, tout en soulevant des questions douloureuses. En voici juste deux phrases pour finir : « La Recherche est l’œuvre qui plus que toute autre (seuls quelques romans de Dostoïevski et de Kafka peuvent rivaliser avec elle) a mis en scène le spectacle de l’humiliation. Et personne ne m’ôtera de l’idée que Proust connaissait l’expérience sublime et terrible de la mortification, non seulement de par sa capacité innée de comprendre la condition humaine, mais aussi à cause du privilège et du malheur d’avoir vécu une des périodes les plus subliminalement violentes et fascistes de l’histoire de France : la Belle Époque. »