Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Un livre d’Olivier Roy
La sainte ignorance
Le temps de la religion sans culture
Article mis en ligne le 1er février 2009
dernière modification le 27 décembre 2025

par Laurent Bloch

En apprenant la parution de ce livre, j’avais commis l’erreur contre laquelle l’auteur met le lecteur en garde dès les premières lignes : ce n’est pas « l’ouvrage d’un spécialiste de l’islam qui sort de son domaine de compétence pour passer au comparatisme » (p. 7). Si Olivier Roy est surtout connu pour ses analyses du monde musulman, notamment L’Islam mondialisé, et sa connaissance approfondie de la sphère culturelle persanophone, sans préjudice de celle, rien moins que superficielle, de la sphère arabe, ses premiers travaux ont porté sur les relations compliquées entre Leibniz, la Chine, les jésuites et le Vatican, et La sainte ignorance montre à l’envi que depuis cette époque Roy n’a ni laissé en jachère sa connaissance érudite du christianisme, ni négligé de scruter d’autres faits religieux dans d’autres contextes culturels. En fait, ce livre est le produit d’une vaste enquête, sur le terrain, dans les bibliothèques et sur l’Internet, dont l’objet est l’ensemble des mutations qui affectent aujourd’hui les faits religieux et leurs relations avec les cultures environnantes.

La thèse centrale de L’Islam mondialisé, si je puis me permettre de la résumer très grossièrement et dans les limites de ma compréhension, énonce que la forme du radicalisme islamiste contemporain connue sous le nom de salafisme et illustrée par les attentats d’Al Qaïda, loin d’être un retour de quatorze siècles en arrière vers des formes de vie sociale et religieuse dominées par des liens communautaires étroits et chaleureux, comme le déclarent ses adeptes, n’est en fait possible et compréhensible que dans le monde contemporain, dont le fonctionnement économique et les infrastructures techniques de transport et de communication permettent à chaque individu d’échapper à l’emprise de la société et de la culture de ses origines. Le salafisme, qui se présente comme « religion à l’état pur », dégagée des scories sociales soupçonnées d’en diluer le message, « scories » qui constituent en réalité le cadre de vie des fidèles traditionnels, est parfaitement adapté à un prosélytisme mondialisé par Internet, destiné à un public international de jeunes en rupture avec leur appartenance sociale, peu importe laquelle d’ailleurs, comme en témoigne le rôle significatif des convertis dans certains groupes salafistes.

Dans le présent ouvrage, Olivier Roy élargit cette analyse à la question des rapports entre religion et culture en général. Mais auparavant il nous livre quelques épisodes autobiographiques savoureux, parfaitement à leur place et dans le sujet : premier contact avec l’évangélisme charismatique dans un groupe d’adolescents protestants à La Rochelle, ridiculisation par François Châtelet du piétisme maoïste en hypokhâgne à Louis-le-Grand.

Cette question des rapports entre religion et culture n’est pas inédite : les trois religions révélées, à leur origine, ont voulu chacune arracher leurs disciples à leur univers profane, plein de tentations qui risquaient de les détourner de la vraie foi ou de la voie juste. Le protestantisme à son apparition a renouvelé la tentative, en tentant de réduire la vie sociale à la vie religieuse. Or, explique Olivier Roy, « une communauté de foi n’est jamais et ne peut pas être une vraie société, car cette communauté suppose soit que le citoyen soit profondément et toujours religieux (ce qui ne peut pas se maintenir par la coercition et renvoie donc à l’individu, c’est-à-dire au politique, et non à la transcendance de Dieu), soit que le religieux soit vidé de toute sa dimension religieuse, au profit de normes extérieures... Une société, pour perdurer, ne peut reposer seulement sur de l’explicite, mais doit se construire sur de l’implicite et du non-dit, même s’il y a consensus sur les valeurs dominantes (ce qui n’est pas toujours le cas) » (pp. 145-147). Savonarole n’a pas duré, et Calvin a bien dû transiger.

Et sur un sujet d’actualité : « De fait, la charia n’est jamais (et n’a jamais été) intégralement appliquée... : la communauté du temps du Prophète était une communauté religieuse et, lorsqu’elle se transforme par la suite en société politique, celle-ci relève d’une logique politique qui fait qu’aucun souverain ne peut accepter l’autonomie intégrale de la charia. » (p. 151).

À côté de la norme religieuse explicite existe forcément le domaine des marges où les citoyens et les citoyennes s’adonnent aux activités réprouvées par la norme mais tolérées par le souverain, et cela constitue, entre autres, la culture.

En d’autres termes, les miens, qui résument encore une fois à gros traits, une religion réelle, avec des fidèles qui sont des gens réels membres d’une société réelle, va se retrouver insérée dans une culture, avec laquelle elle va passer des compromis.

Ce qui ne veut pas dire que la religion soit réductible à un phénomène culturel : « Pour penser la mondialisation du religieux, deux théories dominent aujourd’hui : celle de l’acculturation et celle, plus récente, du marché... L’acculturation suppose que les transformations du religieux sont la conséquence de l’imposition d’un modèle dominant, lequel renvoie en dernière instance à une domination politique. » (p. 193). Pour Roy, « la théorie de l’acculturation-domination ignore les dynamiques d’autonomisation du religieux, précisément parce qu’elle les ramène au culturel, cadre dans lequel cette autonomisation du religieux devient incompréhensible. » (p. 197). Ainsi du débat sur le voile en France : les tenants de l’explication de la religion par l’aliénation et la domination supposent que les lycéennes porteuses de voile le font sous la pression familiale, et font de cette supposée pression un principe général d’explication, or dans bien des cas l’inexistence de cette pression est avérée.

Le livre de Roy énumère une série de faits religieux qui mettent en défaut les théories de l’aliénation, ne serait-ce que le rôle du facteur religieux dans de nombreuses formes de résistance au colonialisme.

La théorie du « marché du religieux » lui semble plus conforme aux réalités contemporaines : il existe, de tout temps semble-t-il, une demande de biens spirituels et de services religieux ; ce qui est nouveau, c’est la diversité de l’offre et la liberté de choix du fidèle potentiel.

Sur ce marché transnational et transculturel, les offres qui ont le plus de succès sont celles qui sont déconnectées de tout contexte culturel, parce qu’elles n’offrent aucun obstacle à franchir pour la conversion. Pour prendre un exemple à l’opposé, il est pratiquement impossible de se convertir à l’hindouisme sous sa forme traditionnelle : il faudrait adhérer à une caste, être incorporé à tout un système compliqué de prescriptions et d’interdits, si on n’est pas né dans ce système il n’y a pas d’accès. Du coup sont apparues des variantes mieux adaptées au prosélytisme : « reformulation explicite du système de croyance, détaché de sa culture et société d’origine tout en maintenant la “touche” orientale exotique qui peut séduire (en particulier dans la tenue vestimentaire des gourous). Il faut aussi homogénéiser, simplifier et formater les croyances pour qu’elles puisssent fonctionner dans un environnement occidental. Bref, pour l’exporter, il faut transformer l’hindouisme en religion. » (p. 220).

La forme religieuse qui se développe le plus vite aujourd’hui n’est pas l’islam salafiste, mais la variante pentecôtiste du protestantisme, qui convertit des millions de prosélytes dans des régions aussi variées que le Brésil ou la Polynésie, et éventuellement aussi peu accueillantes au christianisme que l’ancienne Asie centrale soviétique ou l’Afrique du Nord et de l’Ouest.

Le point commun entre ces deux prédications est la rupture revendiquée avec la religion savante élaborée depuis des siècles par les théologiens chrétiens ou les docteurs de la loi musulmans, au profit d’une religion qui veut couper tous les ponts avec la culture. Les 25 millions de Brésiliens convertis au pentecôtisme ont dû renoncer au carnaval, à la danse, à l’alcool et au football, c’est dire.

Il y a beaucoup d’autres sujets intéressants dans le livre d’Olivier Roy : une comparaison des pratiques missionnaires catholiques et protestantes, une analyse des relations entre langue et religion, notamment entre langue arabe et islam, une description des relations entre la nation grecque et l’église orthodoxe, qui donne à penser : mention obligatoire de la religion sur la carte d’identité, refus de l’état-civil laïc, qui concourent à une véritable discrimination religieuse, et qui font s’interroger sur le bien-fondé des exigences de l’UE à l’égard de la Turquie pour la laisser entrer dans l’Europe : ne devrait-on pas s’occuper de la poutre dans l’œil des états déjà admis avant de regarder la paille (même un peu grosse) dans celui des candidats ?