par Laurent Bloch
En ces temps de grève de France Culture il y a heureusement les podcasts qui permettent d’écouter les émissions souhaitées aux heures les plus commodes. Ainsi j’ai entendu l’émission d’Emmanuel Laurentin Le Temps du débat du 10 décembre, consacrée à Peter Handke et intitulée Nobel de littérature : existe-t-il un camp du Bien ?. Le débat « Faut-il distinguer l’œuvre de l’artiste ? » n’avait rien d’original, et Alexandre Adler m’avait déjà appris il y a longtemps que Peter Handke avait quelques bonnes raisons d’être attaché à l’idée de Yougoslavie, après l’expérience du racisme subi par sa mère, issue de la minorité slovène de Carinthie, au sud de l’Autriche.
De fait je connais surtout Peter Handke au travers de l’influence qu’il a exercée sur le cinéaste Wim Wenders, qui a adapté au cinéma plusieurs de ses œuvres ou scénarios (L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty, Faux Mouvement, Les Beaux Jours d’Aranjuez...), mais cette émission m’a donné envie d’extraire de ma bibliothèque un petit livre qui y dormait depuis une quarantaine d’années, Le Malheur indifférent, titre qui traduit le moins mal possible celui de l’original, Wunschloses Unglück, littéralement « Malheur sans souhait ». C’est le récit de la vie de sa mère, jusqu’à son suicide en 1971, à 51 ans.
Le Malheur indifférent donne un tableau saisissant de la vie matérielle et spirituelle de familles rurales pauvres, d’abord celle des grands-parents de l’auteur, puis celle de sa mère, qui épouse pendant sa grossesse un homme qui n’est pas son père. Le contrôle social est permanent, l’expression de sa loi est tacite, il est bien sûr exacerbé quand il s’agit des filles et des femmes. Il faut s’abstenir de toute opinion, de tout jugement personnel, de toute aspiration à autre chose qu’une vie toute tracée, de toute pensée. On pense à La Place d’Annie Ernaux, qui décrit un univers assez semblable. « Histoire d’une vie déserte, où il n’a jamais été question de devenir quoi que ce soit. Vie sans exigence, sans désirs... À trente ans, cette vie est pratiquement finie. » (quatrième de couverture du livre de Peter Handke).
Comme Handke le dit crûment, « naître femme dans ces conditions c’est directement la mort. » Et pourtant, petite fille, puis jeune fille, sa mère a eu par épisodes des aspirations. À l’école elle a de bonne notes, voudrait « qu’on lui permette d’apprendre quelque chose », rêve du collège, mais il n’en est pas question. Plus tard elle sera apprentie dans un hôtel, pour s’initier à la cuisine, elle ira même pour la saison dans la Forêt Noire, elle éprouvera un sentiment de liberté. Puis elle sera enceinte, d’un homme marié, en épousera un autre, qui lui répugne, et tout horizon se refermera. Le sociologue anglais Richard Hoggart, universitaire né dans une famille ouvrière de Leeds et à qui Pierre Bourdieu doit beaucoup, évoque de tels itinéraires dans The Uses of Literacy, titre là aussi intraduisible autrement que par le maladroit La Culture du pauvre.
Au moment de l’Anschluß notre héroïne a 18 ans, et Handke évoque de façon pénétrante l’enthousiasme qui saisit alors cette génération : ces jeunes ruraux ignorent bien sûr à peu près tout de la doctrine et des projets politiques des nazis, mais enfin il se passe quelque chose, qui va peut-être donner un sens à leurs vies si vides et décourageantes, cette société vermoulue est secouée, il en résulte une certaine euphorie. Tout cela finira dans la misère de l’après-guerre et dans un champ de ruines.
Sont-ce les étincelles de révolte et de désir de sa mère qui ont propulsé Peter Handke hors de cet univers infiniment médiocre, sur le trajet d’un des écrivains importants de notre époque, et jusqu’au Prix Nobel ? C’est une hypothèse plausible parmi d’autres, mais ce texte bref donne la mesure de l’élan exceptionnel qui lui a conféré ce destin.