Un lycéen américain découvre une idéologie française
Todd Shepard, lycéen américain, a découvert la France à l’occasion d’un séjour scolaire d’un an, en 1985, il avait seize ans. Sa famille d’accueil habitait une banlieue ouvrière de Douai, ravagée par la fermeture du bassin houiller. Il y a découvert le racisme français et son lien avec la décolonisation et la guerre d’Algérie. Depuis, professeur à l’université Johns Hopkins de Baltimore, il se consacre à l’histoire de ces événements. Ici même j’ai rendu compte de son précédent livre, 1962 — Comment l’indépendance algérienne a transformé la France. Celui-ci en continue l’analyse en insistant sur les fantasmes sexuels qui lui furent (sont) associés. Dit ainsi cela pourrait sembler réducteur : la lecture du livre se révèle passionnante autant qu’éclairante. Pour moi qui ai vécu ces époques successives, j’y ai retrouvé de façon très vivante mes souvenirs des discours, successivement, de l’extrême droite et de l’OAS, du Front homosexuel d’action révolutionnaire, de Michel Foucault, des féministes radicales. Sans oublier le film de Bernardo Bertolucci Dernier Tango à Paris (1972) avec Marlon Brando et Maria Schneider, dont j’étais fort épris (il faut aussi la voir dans Profession Reporter, film où la politique néo-coloniale tient une place significative) ; Shepard note dans ce film aussi bien les références à la décolonisation et aux relations franco-arabes que la cécité des critiques français à leur propos.
Le travail de Todd Shepard s’inscrit dans la lignée des historiens, politistes et spécialistes de littérature américains qui connaissent et aiment la France au point de révéler aux Français des choses sur eux-mêmes qu’ils avaient préféré ignorer. On pense bien sûr, pour l’époque récente, à Robert Paxton et Stanley Hoffmann, suivis par la génération de Kristin Ross et James Hollifield, et maintenant Todd Shepard, dont on espère qu’il aura lui-même une longue postérité.
Extrême-droite et OAS
L’extrême-droite pro-Algérie française et raciste ne pouvait comprendre la victoire des Algériens dans leur guerre d’indépendance : ils ont élaboré pour l’expliquer une théorie sexuelle qui postulait la « féminisation » du corps social français, symbolisée par la représentation de de Gaulle en inverti sodomisé par les dirigeants arabes (oui, il y a des passages choquants et violents). Ces mêmes textes suggèrent que cette prétendue « féminisation » devait être combattue par les « vrais hommes », ceux de l’extrême-droite, dont la mission était de « re-viriliser » le peuple amolli, par des méthodes énergiques, c’est-à-dire fascistes.
Dès lors que l’indépendance algérienne fut inéluctable, et que, ce qui n’était pas prévu, l’immigration algérienne se développa, ces théories sexuelles furent adaptées à la dénonciation d’un péril sexuel arabe, qui menaçait autant les femmes et les jeunes filles que les hommes efféminés (c’est-à-dire, conformément à cette idéologie, non enrôlés dans des mouvements racistes d’extrême-droite). Notre auteur analyse par exemple le film Diabolo menthe de Diane Kurys, dont l’action se situe en 1962 au lycée Jules Ferry à Paris, petit monde où s’affrontent lycéens d’extrême-droite et antiracistes, et où les légendes sur la « traite des blanches » circulent allègrement, même si elles sont démenties par les faits.
Les mouvements d’extrême-droite ne parvinrent pas à mobiliser la population française contre « la grande Zohra » (de Gaulle), et les événements de mai 1968 achevèrent de les marginaliser.
La loi Marthe Richard et les BMC
Cette locution « la grande Zohra » (que Todd Shepard ne mentionne pas) renvoyait à un autre registre de fantasmes sexuels liés à la colonisation de l’Algérie : la prostitution.
La loi Marthe Richard du 13 avril 1946 abolit le régime de la prostitution réglementée en France depuis 1804. Elle impose la fermeture des maisons closes. Mais la puissance publique entendait bien contourner la loi en deux circonstances au moins : dans les trois départements qui constituaient à l’époque l’Algérie française, au « profit » des militaires et fonctionnaires français, et sur le territoire métropolitain, pour pallier, selon une note du 24 mai 1947 classée “secret”, les « nombreux inconvénients que [présentait] l’application de cette mesure à l’égard des militaires nord-africains ».
Poursuivons avec Todd Shepard : « Les réponses gouvernementales à la loi Marthe Richard, à la fin des années 1940, furent à la fois centrées sur la métropole et truffées de références à la race, à l’ethnie, à l’empire, au genre et à la sexualité. Bien sûr, d’autres chercheurs les ont étudiées, mais en évitant d’aborder tout ce qu’elles donnaient à voir de la gouvernance républicaine et de la “race”... [La note secrète mentionnée ci-dessus] énonçait de manière claire ces enjeux de race. Elle concernait la présence “des Bordels militaires de campagne (BMC) sur le territoire métropolitain”. »
La note en question prévoyait de manière précise comment ces BMC feraient l’objet de concessions à des entrepreneuses privées « de même origine » que leurs pensionnaires (soumises aux règles des marchés publics, j’imagine), et qui y aurait (ou non) accès.
Parmi les nombreuses légendes issues de cette situation et d’autres, l’auteur mentionne celle du financement du FLN par le proxénétisme. La consultation des rapports de police de l’époque suffit évidemment à démentir ce fantasme, parmi beaucoup d’autres.
Homosexualité et racisme
Dans la foulée de mai 1968, le début des années 1970 vit l’éclosion de divers mouvements de libération sexuelle, dont un des plus connus fut le Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire (FHAR).
D’emblée, le mouvement homosexuel et ses contempteurs d’extrême-droite s’affrontèrent sur le terrain des fantasmes sexuels associés à la colonisation de l’Algérie. Je ne puis mieux faire que de renvoyer le lecteur au texte du livre, que je ne me risquerai pas à résumer.
À l’époque je lisais assez régulièrement Tout, le journal du groupe Vive la Révolution, qui ouvrait largement ses colonnes aux militants du FHAR, et j’ai gardé le souvenir de ces articles.
Une vague de crimes racistes
Ce n’est pas au centre de son propos, mais Todd Shepard mentionne et commente la vague de crimes racistes du début des années 1970. Je n’ai pas trouvé de chiffres précis, il n’en existe probablement pas, mais des dizaines de travailleurs arabes furent assassinés au cours de ces années, plusieurs d’entre eux retrouvés dans le canal Saint-Martin.
Un de ces meurtres particulièrement emblématique fut celui, « dans le quartier de la Goutte d’Or, à Paris, le mercredi 27 octobre 1971, [d’un] garçon de quinze ans d’origine algérienne, Djellali Ben Ali, [...] tué d’une balle dans le cou après une dispute avec le concierge de son immeuble. Le drame déclencha rapidement ce que Michelle Zancarini-Fournel appelle “une mobilisation inédite sur la situation des travailleurs immigrés.” » [1].
Le cinéaste tunisien Naceur Ktari consacra à ce drame son film Les Ambassadeurs, fruit d’un long travail de terrain dont je puis témoigner parce que pendant l’écriture du scénario et la préparation du tournage Naceur habitait chez moi rue de Clignancourt, et il était en contact permanent avec les militants arabes et français du quartier. Le film a été projeté à la télévision et suivi d’un débat en 1978, à une heure de grande écoute, ce qui a suscité une réaction haineuse du rédacteur en chef de Minute François Brigneau [2]. Pour l’anecdote j’ai été figurant dans le film.
Féminisme et racisme
Dans son livre de 1987 Les banlieues de l’Islam, Gilles Kepel explique comment les restrictions à l’immigration instaurées à partir de 1974 sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing ont incité les travailleurs arabes présents en France à y faire venir leurs familles, ce qui a modifié radicalement la sociologie de la population arabe de la France, jusqu’alors essentiellement composée de travailleurs célibataires ou dont la famille était restée au pays.
Jusqu’en 1974 et même ensuite, la présence d’une population nombreuse de célibataires arabes dans les villes françaises a inspiré à l’extrême-droite des articles sur le risque de viol auquel seraient désormais exposées les femmes et jeunes filles françaises, légende là encore largement démentie par les rapports de police et les archives judiciaires (qui établissent que la propension au viol est équitablement répartie dans la population toutes origines confondues), mais qui n’en diffusa pas moins dans d’autres secteurs de l’opinion, notamment dans le mouvement féministe alors en plein essor. Là aussi, pour repérer la limite du racisme il faut scruter les détails, je ne saurai me risquer à résumer la recension de Todd Shepard et ne puis mieux faire que de renvoyer à son livre.
Racisme, sexe et religion
Mon ami Marcel Moiroud, qui m’a prodigué beaucoup d’enseignements, m’avait dit un jour que l’essence du racisme, ce qui le distinguait des autres formes de xénophobie et d’ostracisme plus ordinaires, résidait dans sa dimension mythique qui associait sexe et religion. Les immigrés italiens ou portugais ont pu être victimes de manifestations d’exclusion violentes, mais ils sont catholiques et aucune légende sexuelle n’a jamais couru sur leur compte. Il en va autrement des Arabes, des Juifs, des Africains. Daniel Sibony est un des rares auteurs qui ait écrit à ce sujet autre chose que des platitudes. Dans le racisme, le problème est chez le raciste, qui doute de son identité et de sa sexualité. Je ne me hasarderai pas plus avant sur ce terrain miné, mais le livre de Todd Shepard illustre de façon terrifiante ces phénomènes. La quatrième de couverture ne donne pas vraiment envie de le lire, j’espère que ce bref compte-rendu réussira mieux, mais une fois que l’on a lu les premières pages il est difficile d’arrêter, et pour ceux qui n’ont pas vécu cette époque de l’effondrement de l’empire colonial français ce coup d’œil rétrospectif devrait éclairer le présent.